Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°134, Décembre 2019, « Agir ou lâcher prise ? »

De la volonté personnelle à la volonté divine selon Krishnamurti et Sri Aurobindo


Tout désir, tout acte, même le plus insignifiant, a des répercussions, comme dans le fameux effet papillon où un simple battement d’ailes en un lieu affecte les quatre coins de la planète. Toute pensée, négative ou positive, a un effet immédiat sur l’environnement. En conséquence, une vraie action désintéressée est un pas accompli vers la régénération de l’humanité. La volonté est une force, une puissance qui, selon son mobile, oriente le devenir de l’homme.

Pour le moment la volonté est dirigée par l’ego et la fragmentation conflictuelle qui en résulte se reflète dans toutes les sphères de l’existence. Existe-t-il une forme de volonté dont l’origine ne serait pas le désir ? Krishnamurti répond à cette question d’une manière originale : c’est par la connaissance de soi, nous dit-il, quand le penseur et la pensée sont transcendés dans l’état non duel de choiceless awareness, ‘la conscience lucide et sans choix’, que nous découvrons la vraie volonté qui ne sollicite plus le moi et ne crée plus de conflit.

« Par où commençons-nous à nous comprendre nous-mêmes ? Me voici, ici présent, et comment dois-je m’étudier, m’observer, voir ce qui est réellement en train de se passer en moi ? Je ne peux m’observer qu’en fonction de mes rapports, parce que toute vie est relations. Il est inutile de s’asseoir dans un coin et de méditer sur soi-même. Je ne peux pas exister isolé. Je n’existe que dans mes rapports avec des personnes, des choses, des idées, (…). »

Krishnamurti, Se libérer du Connu 

Krishnamurti nous dit que la vie est relation avec l’environnement, qui comprend les choses (maison, voiture, argent, etc.), les personnes et les idées. Rien n’existe en soi, tout est lié, et c’est la qualité de l’interaction entre ces trois formes de contacts qui détermine l’état du monde et le bonheur des êtres. C’est parce que l’homme n’a pas compris l’unité sous-jacente à l’environnement composé des choses, des êtres et des idées qu’il est en conflit, agité et tiraillé. La relation est donc faussée à la base. C’est avec l’avidité du désir que nous regardons le monde, convoitons les choses, sommes attirés ou repoussés par les êtres et fabriquons nos idées. Le désir résulte du plaisir que ressentent nos sens au contact des objets de la réalité, plaisir qui suscite la volonté d’appropriation, de répétition de l’expérience vécue. C’est ainsi que le moi émerge et se meut dans la vie de tous les jours, stimulé par la mémoire, identifié aux objets convoités. Le moi n’est donc que mouvement de vouloir, énergie d’avidité bloquée par ses objets de prédilection.

Cette volonté bien qu’elle soit fausse n’est pas à rejeter : il nous faut la comprendre plutôt que la réprimer ou la renier. C’est dans la compréhension de ce que Krishnamurti appelle le processus du moi que l’on peut observer en action son propre mode de vouloir et voir sur le vif comment notre ego s’extrait des filets du désir. Cet exercice de perception directe sur nous-même permet de mettre un frein naturel, non-répressif, aux impulsions de nos désirs, et de nous distancer de leurs forces compulsives et de nos automatismes. C’est ainsi que naît une autre sorte de vouloir, non plus issue du désir mais de la compréhension, que Krishnamurti appelle la volonté de discernement. C’est l’éveil de l’intelligence impersonnelle ou universelle et du discernement créateur, pierre angulaire de son enseignement, qui transforme la volonté de désir en volonté d’intelligence dont les modes actifs sont la compréhension (prendre le tout) et l’amour. Par cette compréhension lumineuse, ‘insight’, la vision pénétrante, selon les termes du sage indien, le processus du moi cesse de lui-même.

« L’individu est l’expression de la volonté de vouloir (the will of want) et dans le processus de cette activité, le vouloir suscite son propre conflit, sa propre douleur. De cet état des choses l’individu essaie d’échapper dans l’idéalisme, dans les illusions, dans des explications, ce qui maintient le processus du moi en action. La volonté de compréhension advient quand cesse ce vouloir. (The will of comprehension comes into being when there is the cessation of want). »

Krishnamurti (1936)

La clé est dans la cessation du vouloir affecté par le désir. C’est par la compréhension de ‘ce qui est’, l’actuel, et sa perception avant qu’il se projette et se modifie dans l’idéal, le ‘ce qui devrait être’, que l’intelligence saisit ou voit directement le fait, sans le mouvement du devenir. C’est lorsque ce mouvement du devenir cesse que s’arrête en même temps le processus du moi et de la pensée, qui n’est que le mouvement incessant du désir vers son objet. Cet arrêt libère la conscience du choix personnel et l’ouvre à la dimension du Sacré où tout coexiste dans l’expression indivisible de l’amour. Le conflit qu’engendre le choix (de nature psychologique) n’étant plus, l’Êtreté se révèle dans toute sa beauté dans le non-choix du présent.

 « Nous nous efforçons d’obtenir quelque chose, vouloir, vouloir, vouloir toujours. Mais Dieu, la vérité, n’est pas un résultat, une récompense, une finalité. Sûrement, il doit venir à nous, nous ne pouvons aller à lui. Si nous faisons un effort pour aller vers lui, nous cherchons un résultat, un accomplissement. Mais pour que la vérité advienne, nous devons être passivement conscients (passively aware). Cette conscience éveillée et passive est un état d’être où il n’y a pas d’effort : c’est être conscient sans jugement, sans choix, non pas dans un sens ultime, mais dans toute chose, c’est être conscient de ses actions, de ses pensées, de ses réponses relatives, sans choix, sans condamner, sans identifier ou dénier, afin que l’esprit comprenne chaque pensée et chaque action sans jugement. »

The Collected Works of J. Krishnamurti, Vol. 5, p.9

« Quand vous commencez à discerner, en expérimentant, comment l’action née du vouloir (born of want) crée ses propres limitations, alors il y a un changement de volonté. Jusqu’à ce point, il y a seulement changement dans la volonté. C’est l’activité soutenue par le moi (self-sustaining activity) de l’ignorance qui prête continuité à la conscience, qui se réforme continuellement. Le changement fondamental de volonté est l’intelligence. »

Krishnamurti, 1936

En effet, dans un certain sens, la volonté issue du désir d’accaparer un objet particulier n’est pas complètement fausse. Quand le sentiment de possession est dissous chaque chose reprend sa véritable valeur. La perspective spirituelle nous montre que tout ce qui existe, l’insecte, l’oiseau, le nuage, l’homme, la femme, etc., coexiste en fait dans un même tout indivisible : « Il est vrai, nous dit Krishnamurti, qu’il n’y a pas de moi séparé, mais il y a le moi du tout, là où le monde est un ; la fleur, le brin d’herbe, les vastes cieux, chaque arbre, chaque être humain, existe dans ce royaume. » Vouloir s’approprier un objet pour en jouir exclusivement nous aliène du mouvement de ce tout et nous retire, en même temps que l’objet possédé, du contexte de la réalité dynamique dont le flux est comme un fleuve, indivisible. C’est parce que nous sommes ignorants de notre source unitive que les objets artificiellement séparés de la réalité prennent une valeur disproportionnée et que nos sens et notre pensée en sont esclaves. Une fois en dehors du mouvement créateur et régénérateur de l’éternel présent, nous sommes isolés dans l’atmosphère irrespirable de l’obsession de la possession dans la prison du temps, dans la continuité répétitive dans laquelle notre vie s’écoule.

La volonté de discernement permet de délier les liens causés par les identifications aux objets de désir (possessions, personnes, idéologies) dans lesquels nous sommes emprisonnés. L’objet, la personne, l’idée, libérés de nos fixations, retrouvent la vitalité propre à leur nature et nous-mêmes nous retrouvons sans effort de volonté personnelle dans l’axe spirituel, c’est-à-dire dans la relation juste avec l’environnement des êtres et des choses qui sont perçus maintenant dans une même substance unitive. A ce point de notre exploration, ce qu’il est important de comprendre, c’est qu’il s’agit de nous libérer non pas de la volonté elle-même mais du désir dans la volonté, et cela en pleine compréhension de pourquoi et comment le désir a émergé dans notre conscience (voir mon article sur les émotions revue 131). Dans toute démarche de connaissance de soi, c’est le discernement qui doit mener la recherche et non pas des idées toutes faites qui, même si elles sont bonnes, ne peuvent pas nous libérer. La vraie compréhension ne peut être réduite à des idées car elle procède de la perception directe de l’intelligence. La volonté libérée du désir nous libère de l’ego et des objets, et se transforme en volonté d’intelligence universelle qui nous intègre spontanément dans le réel. Le contact avec les objets de la réalité devient authentique car ils ne sont plus séparés de l’essence, de la source intemporelle. Ainsi, nous assistons à une véritable mutation de la perception, de la volonté de notre conscience qui est réconciliée avec le tout, la globalité de l’existence, sans que rien ne soit retiré de son champ de vision : le monde se révèle être une totalité vivante où chaque objet vibre d’un sens profond et magique. Les objets, les personnes et la pensée sont toujours présents mais il n’y a plus d’esprit de possession qui suffoque la réalité, toutes les existences sont perçues dans un acte spontané d’amour, comme les expressions vivantes du réel. Ainsi, dans la dynamique de la réalité, les qualités inhérentes à la nature de chaque être rayonnent d’une manière organique car la réalité libère leur potentiel du confinement dans la volonté de désir, et l’esprit se déploie maintenant au diapason de la volonté divine, du devenir créateur de la vie universelle.

 « Quand l’esprit ne crée plus de division, et que l’intelligence suprême, qui est à la fois vérité, beauté et amour, fonctionne en nous normalement, sans effort, en cet état, l’intelligence est intemporelle. »

Krishnamurti (1934)

Tout le long des Carnets, Krisnamurti nous fait pressentir l’action de la Force divine qu’il appelle Otherness, l’autreté, qui agissait en son être pour le transformer en sa propre substance :« Doué d’un grand pouvoir pénétrant, le Sacré emplissait chaque recoin de l’être, nettoyant et transformant tout en sa propre substance. » La volonté vide de l’ego s’ouvre à la Force divine qui transforme toutes les parties de notre nature afin qu’elles vibrent à l’octave universelle (voir Le Mystère autour de Krishnamurti). L’action de la Force divine, la dimension du Sacré, la Source, parachève notre volonté personnelle quand celle-ci abdique ses droits à un bonheur égoïste séparé du tout.

« (…). Or, en nous, il existe une volonté spirituelle secrète, une foi d’âme, une force cachée maîtresse de notre nature, qui est l’instrument individuel de ce Pouvoir et en communication plus étroite avec le Suprême, un guide et un illuminateur plus sûr que l’intellect, une volonté plus essentielle car elle est plus profonde que les activités superficielles de nos pouvoirs de pensée et plus intimement proche de l’Identique et Absolu. Connaître cette volonté en nous-mêmes et dans l’univers, et la suivre jusqu’à ses fins divines, quelles qu’elles puissent être, est sûrement et nécessairement le moyen le plus élevé et l’aboutissement le plus vrai de la connaissance comme des œuvres, pour le chercheur dans la vie comme pour le chercheur dans le yoga. »

Sri Aurobindo, la Synthèse des Yogas

Sri Aurobindo est unique dans la spiritualité vivante car sa réalisation est multiple : elle est à la fois intemporelle (la réalisation du Brahman absolu), temporelle, (le Brahman cosmique), et individuelle (le Brahman individuel), le Jîva [1] ou l’être psychique qui vit caché en chaque chose. C’est pourquoi dans son œuvre, Sri Aurobindo révèle toute une richesse infinie de l’univers manifesté, que très peu ont saisie dans leur rejet du monde, perçu, comme dans le bouddhisme, comme une Maya, la Grande Illusion.

La sagesse intégrale nous montre que la volonté humaine est le fruit de la volonté cosmique qui elle-même résulte de la volonté du divin transcendant :

« La Vérité cosmique est la vérité des choses telles qu’elles s’expriment actuellement dans l’univers. La Vérité divine est indépendante de l’univers, au-dessus de lui, et c’est d’elle qu’il provient. »

Sri Aurobindo, Lettres sur le Yoga

Étudier la volonté au seul niveau de l’homme ne pourra en fin de compte satisfaire la vérité complète de notre nature ; c’est toujours par une connaissance de soi intégrale que procède Sri Aurobindo. La transcendance, l’universel ou cosmique, et l’individu sont les trois aspects indissociables de la réalité ultime qui composent notre être profond. Lorsque nous négligeons un de ces aspects, nous privons non seulement notre nature profonde d’une partie de nous-même, mais aussi nous marchons sur la terre avec une béquille, parce que nous avons délaissé un aspect de la vérité.

 « Tant que le mental humain reste enfermé dans sa personnalité, il ne lui est pas possible de comprendre les fonctionnements de la Volonté cosmique, car les normes établies par la conscience personnelle ne s’appliquent pas à eux. Une cellule dans le corps, si elle était consciente, pourrait aussi penser que l’être humain et ses actes ne sont que la résultante des relations et des fonctionnements d’un certain nombre de cellules comme elle et non l’action d’un moi unifié. C’est seulement si l’on entre dans la Conscience cosmique que l’on peut commencer à voir les forces à l’œuvre et les principes selon lesquels elles agissent, et à entrevoir le Moi cosmique, le Mental et la Volonté cosmiques. »

Sri Aurobindo, Lettres sur le Yoga

La volonté humaine agissant par elle-même sans prendre en compte la vérité cosmique est par son ignorance vouée à aller contre l’unité ou la sagesse de la vie universelle. La transcendance, la réalité ultime par-delà le temps et l’espace, recèle dans son essence absolue toutes les ‘Idées Réelles’, les idées archétypales, qui seront ensuite mises en opération par la Nature universelle (Prakriti) dans le temps et l’espace par le jeu des forces cosmiques qui finalement se concrétisent dans l’individu et dirigent son destin. C’est dans l’individu que les vérités transcendantes se réalisent et c’est par la volonté divine que s’effectue la marche du Devenir créatif temporel. L’intégration de notre propre volonté à la volonté divine permet de vivre en harmonie avec la vie universelle dans une participation active en relation avec tout ce qui existe, au lieu d’être asservis aux demandes des désirs égoïstes de notre être vital ou à la léthargie de notre être physique, les parties de notre nature complexe les plus rétives au changement.

En son principe divin, la volonté (Chit-Shakti) n’est pas séparée de l’être (Sat) et de la joie infinie (Ananda) comme elle l’est dans la conscience humaine, tiraillée entre les désirs égotiques des bas instincts, la raison et l’appel de l’âme. En fait, les trois aspects Sat-Chit-Ananda sont dans leur essence divine inséparables, mais deviennent, en apparence, séparés dans notre monde manifesté pour permettre un jeu (Lila). C’est ce qui explique que dans l’apparence de cette séparation se sont développées des écoles de yoga cherchant d’une manière exclusive dans l’un de ces principes l’union avec l’ultime réalité : Jnana, la voie de la connaissance, se consacre au principe Sat, l’Être pur ; Karma, la voie de l’action, à la force dynamique et créative, Chit-Shakti ; Bhakti, à la voie de l’amour divin, Ananda.

Dans l’opération cosmique des énergies de la nature des formes créées, dont l’homme et le mental sont des expressions, la volonté opère triplement : involuée, ignorante et subliminale. Involuée, elle est inconsciente dans l’animal ; ignorante, elle est semi-consciente en l’homme ; et subliminale, elle est occultement pleinement consciente dans le tréfonds de la conscience. La volonté subliminale détient les connaissances et vérités universelles qui évolueront ensuite dans la conscience de l’homme et dans le jeu dynamique relationnel de l’existence. La volonté de l’homme complètement extériorisé, mu essentiellement par le désir et les appétits, sans aucune intériorité, est l’exemple d’une volonté de surface ignorante fonctionnant et ne vivant que pour sa propre satisfaction, n’ayant aucun élan vers le spirituel ou l’universel. Cette volonté est ignorante des desseins de la nature, mais, pourtant, dans le tréfonds de son être la volonté subliminale fait pression sur l’homme pour qu’il libère progressivement, à mesure qu’il les intériorise, les vérités en gestation dans sa nature. Une connaissance de soi approfondie ne doit pas négliger les éléments occultes de la volonté afin d’entrer dans une meilleure dynamique de l’action où la transcendance, l’universel et nous-mêmes fonctionnent en harmonie dans un même mouvement.

La volonté qui agit dans toute la création recherche avant tout la satisfaction, le bien-être. La joie d’être est donc innée dans la volonté. Dans l’inertie de la pierre, la volonté est complètement involuée, elle sommeille encore ; dans la plante, elle s’étire vers le soleil ; dans l’animal, elle se meut pour satisfaire ses appétits ; en l’homme, la volonté est partagée entre la satisfaction vitale de son organisme et une vie dominée par le mental, la réflexion et l’élan spirituel ; et c’est dans l’homme accompli dans le spirituel que la volonté est complètement épanouie. Mais quels que soient sa forme et son objectif, la volonté est empreinte de joie. C’est le plaisir qui anime la volonté alors que la souffrance est ressentie comme un intrus, un obstacle à la jouissance recherchée au contact des objets. La souffrance n’est donc pas inhérente à la nature humaine. Le mobile de la volonté est toujours la satisfaction et en l’homme la satisfaction du bien-être corporel, émotionnel et mental n’est qu’une préparation à une plus haute satisfaction, le bonheur spirituel d’origine divine.

A chaque gradation de la nature, de la pierre à la plante, à l’insecte, à l’animal et à l’homme, la volonté subit une mutation qui correspond à la marche du particulier vers l’universel. À chaque pas, l’entité perçoit un peu plus du réel, d’une façon unique selon le mode de perception développé par la nature. La joie du papillon, la joie du chat à la chasse, celle du poète sont les expressions multiples de la joie de l’universel dans le particulier. C’est comme si la Nature se réjouissait dans chacune de ses expressions et tendait vers une joie de plus en plus subtile, plus dépouillée et profonde, autant dans ses contacts de surface que dans ses nobles aspirations. Le plaisir grossier aux prémices du développement de l’homme que suscitent en son être vital les désirs et l’ego, devient joie pure lorsqu’il s’ouvre à la dimension universelle. C’est ainsi que progresse la dialectique de la volonté dans une infinie possibilité de contacts où chaque forme exprime une parcelle de cette joie qui s’élève en crescendo vers l’infinité d’être. L’homme qui jouit des plaisirs grossiers finit par se lasser de la vie purement physique et progresse dans d’autres parties de son être, vers les plaisirs de l’émotion et de la sensibilité, puis vers la joie esthétique, mentale et spirituelle. Selon la maturité de l’entité, la volonté se dirige vers d’autres horizons. Dans cet univers personnel, l’homme vogue d’une harmonie précaire à une situation de conflit, de l’équilibre au déséquilibre pour retrouver un plus grand équilibre, car en fait aucun des objets avec lesquels il s’identifie ne détient la grandeur et l’intensité de la joie pure de l’universel, source de son être, vers laquelle il est inconsciemment attiré.

Pourtant cette progression où tour à tour, le corps, les émotions et le mental sont surpassés dans la réalisation de l’Un n’implique pas leur dissolution. La volonté personnelle ne meurt pas dans l’impersonnel mais découvre sa vraie individualité au sein de l’universel que Sri Aurobindo appelle l’être psychique. Une nouvelle volonté, de nature spirituelle, prend naissance et refond le corps, le vital et le mental à la lumière de la volonté gnostique dont le beau, le vrai, l’amour sont la texture.

Beaucoup d’entre nous avons vécu des moments sublimes où notre ego n’était pas présent et avons conclu, à l’instar du bouddhisme, que l’ego est une illusion. Souffrant de la dualité du monde avec ses conflits irrémédiables au niveau de l’ego, nous nous imaginons que nous devons nous dissoudre dans l’infini ou nous effacer dans la conscience pure. Mais est-ce là la raison pour laquelle la volonté divine s’est évertuée à tisser ses mondes, les règnes qui resplendissent sur terre, pour s’en échapper et vivre dans un au-delà ? Certes l’ego doit disparaître, mais n’est-il pas l’ombre de notre vraie individualité qu’il nous reste à découvrir, un passage nécessaire pour une éclosion lumineuse suprêmement consciente ? Nous devons reprendre en main tous les aspects de notre nature et par la volonté éclairée d’une vision holistique prendre possession de notre corps, de notre être vital et mental, et les transformer en des instruments divins. Ainsi en nous ouvrant à la dimension infinie de l’être, notre individualité est revitalisée et découvre dans ce nouvel univers la magie de la création, une créativité qui se renouvelle dans l’union avec toutes les existences qui font maintenant partie intégrante de nous-même.

« Echapper à l’ego et s’unir au Divin, c’est à la fois libérer notre individualité et l’accomplir parfaitement ; ainsi libéré, purifié, perfectionné, l’individu – l’âme divine – vit consciemment et complètement dans et pour le Divin cosmique, dans et pour le Divin transcendant et pour sa Volonté dans l’univers, ainsi qu’il en était décidé depuis les commencements. »

Sri Aurobindo, La Synthèse des Yogas

[1] Le Jîva : l’être central ; l’esprit individualisé et qui soutient l’être vivant dans son évolution de vie en vie.)

Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°134, Décembre 2019, « Agir ou lâcher prise ? »

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