Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°132, Juin 2019, « Voies de femmes – L’équilibre entre Masculin et Féminin »

L’Androgyne et le mystère de la polarité


Bien souvent, quand un être nous paraît très sympathique, c’est qu’il arbore en même temps des qualités féminines et des qualités masculines. Chez un tel individu, l’ego semble absent : une présence douce, bienveillante et réceptive émane de lui. On se sent bien en sa présence, comme nourri profondément à son contact, en résonance avec sa vibration. Cet être peut sembler difficile à cerner, car il n’est plus mu par son ego, il n’est plus incarné en un seul sexe, il paraît ne plus avoir d’identité, même si, néanmoins, il possède une individualité propre. Si on a l’occasion de vivre avec cet être, on est étonné de la plasticité de son caractère, qui apparaît masculin dans certaines situations et féminin dans d’autres. Sa force et sa douceur s’expriment spontanément à tour de rôle, selon les circonstances, mais ce qui est surprenant c’est que, après avoir agi, il entre dans une relaxation profonde, dans un état méditatif, contemplatif, qui semble être son mode d’être naturel. En lui, la polarité féminine et la polarité masculine coexistent en une délicieuse harmonie.

Cet être sympathique, sans identité, vit sans frontières, sans demeure, il est l’âme éternelle, essence de l’infini, véhiculée à travers le temps par l’image de l’androgyne, où le féminin et le masculin coexistent en parfait équilibre. Ni homme, ni femme, tout en étant féminin et masculin, cet être intriguant est l’accomplissement de chacun de nous. Dans la conscience de l’androgyne libre de toute identification, les contradictions inhérentes à l’ego fixé dans les limites de son identité, qui ne perçoit l’existence que dans la dualité du féminin et du masculin, du mien et du tien, disparaissent. Cet être sympathique n’est pourtant jamais que nous-même si, par la connaissance, nous libérons l’aspect féminin ou l’aspect masculin qui sont réprimés dans notre identité de surface. Nous naissons sur terre avec l’héritage d’un ego dans un corps sexué. Par ignorance, nous nous identifions à ceux-ci, nous réagissons à notre environnement sans nous rendre compte que nous sommes emprisonnés par ce cloisonnement. Pour que la lumière jaillisse, il faut que l’électricité circule entre un pôle négatif et un pôle positif. Il en est de même pour la polarité du féminin et du masculin : nous n’existons que par la coexistence d’un pôle masculin et d’un pôle féminin, et si nous n’en avons pas conscience, nous recherchons sans cesse l’aspect manquant, l’âme sœur, pour trouver notre équilibre psychosomatique. Le problème commence quand nous projetons à l’extérieur ce qui est en fait caché en nous-même, dans la profondeur de notre nature. Nous projetons sur le sexe opposé le féminin ou le masculin contenu en germe dans notre subconscience. La carence du féminin ou du masculin nous rend dépendants d’un partenaire de l’autre sexe et, dans cette dépendance, nous souffrons soit d’un isolement psychologique soit de la torture de la lutte pour dominer l’autre et l’absorber. Ce déséquilibre peut seulement être comblé si nous éveillons en nous la partie manquante, ce qui nous rend alors autonome et libre de la dépendance à l’autre, quel que soit son sexe.

Dans toute spiritualité intégrale, la connaissance de l’un et du multiple est nécessaire pour répondre au mystère de l’Être et de nous-mêmes, car nous sommes en fait le seuil où ils se rencontrent en notre conscience. Au sein de l’absolu sont générées les idées archétypales (l’idée-réelle de Sri Aurobindo) qui prendront forme ensuite dans la manifestation de notre monde. L’homme et la femme sont l’expression de l’androgynie où ils coexistent en parfait équilibre dans l’essence de l’Être. Mais dans la manifestation, qui est le devenir dynamique de l’Être, le féminin et le masculin sont séparés phénoménalement dans un but évolutif de la psyché. Dans l’ego, le féminin est dormant ou réprimé en l’homme, et inversement en la femme, mais la partie non éveillée, enfouie dans la subconscience, est inconsciemment projetée dans la dépendance extérieure aux figures archétypales de l’autorité masculine protectrice ou de la douceur maternelle bienveillante. Ce n’est que dans l’androgyne, l’être parfait qui possède dans sa nature la bipolarité du féminin et du masculin, que ces deux formes archétypales séparées, qui suscitent la dépendance au sexe opposé, sont unifiées.

Mais comment obtenir cet équilibre subtil du féminin et du masculin quand nous sommes pris dans notre propre polarité ? Ce n’est pas l’image archétypale de la femme parfaite ou de l’homme parfait que nous poursuivons désespérément en l’autre qui nous conduira à cet équilibre. L’androgyne n’est ni l’homme ni la femme parfaits en soi, ni non plus un amalgame des deux, il est en fait “autre”. Il partage l’essence de l’un et se manifeste dans le courant de la vie dans la polarité féminin-masculin, avec un trait d’union qui dénote sa nature insécable. Comme l’amour, la beauté, la félicité sont des qualités infinies qui ne peuvent pas être délimitées, il en est de même de l’androgyne qui manifeste à la fois la grâce et la douceur du féminin et la force d’action du masculin, mais en même temps n’a pas de visage propre, car il change à chaque contact de l’infinitude d’être au diapason des mouvements infinis de la nature et du réel.

Il me semble que Krishnamurti nous donne une clé pour ouvrir la porte de cette conscience androgyne dont nous portons le germe. L’ego sexué, prenant la forme d’un homme ou d’une femme, étant séparé, isolé, est dans un mouvement constant de volonté d’accaparement d’un autre objet, matériel ou spirituel, idéalisé. Cette quête objective nous éloigne de notre nature profonde. A chaque choix, à chaque objet d’élection, il y a exclusion de ce que nous n’avons pas choisi, ce qui nous met alors en conflit avec ce dont nous nous sommes coupés symboliquement, la vie universelle. Ainsi, le processus du moi est un mouvement exclusif qui nous aliène de l’être et du vrai présent intemporel, qui ne résulte pas d’un manque, d’une carence. Ce que Krishnamurti propose est que nous prenions conscience de notre devenir perpétuel à la recherche de quelque chose, cela sans que notre volonté n’intervienne car elle est contaminée par le désir provoqué par le manque. Le bavardage intérieur incessant ne s’arrête que si la conscience se désinvestit des objets auxquels le moi est assujetti et devient sans choix. Le désir ayant disparu, l’énergie bloquée retrouve sa fluidité d’être dans une conscience devenue réceptive qui lui permet un contact riche avec la vie. C’est parce qu’elle est libérée de l’exclusivisme du choix qu’elle s’ouvre sans effort dans une disponibilité d’être universelle. Fermé sur lui-même, l’ego, femme ou homme, ne voit que lui-même et l’objet de sa prédilection. Que cet enfermement se fasse à deux ou tout seul, il est de toute manière la source de tous les conflits irrémédiables à ce niveau de conscience. Sans objet, l’ego qui s’en nourrissait n’a plus de carburant et perd ainsi sa raison d’être. Il y a soudain un changement d’axe et l’énergie bloquée dans l’ego se libère du système psychosomatique dont il était un rouage et se trouve déplacé au-dessus dans la transcendance et la légèreté d’être de l’androgyne. La conscience lucide, passive et sans choix, à laquelle appelle l’enseignement de Krishnamurti, est à la fois yin et yang, féminine, intuitive, réceptive, et masculine, lucide, pénétrante. L’action de l’androgyne ne provient plus de la volonté de désir sexuée mais de l’intelligence suprême : le double courant, féminin et masculin, circule créativement, harmonieusement, à l’unisson, dans la joie d’être universelle.

C’est dans la croissance de l’être dans le vrai spirituel que tous les problèmes causés par l’ego, par le masculin et le féminin négatifs dans leurs interactions restreintes, se dissolvent d’eux-mêmes. Le féminin ou le masculin libéré de l’attachement au genre s’épanouit paradoxalement dans les qualités inhérentes propres à chaque sexe. N’étant plus identifié à un rôle, notre comportement n’est plus motivé par notre volonté ou par le désir personnel sexué : c’est la situation qui décide de la réponse adéquate, féminine ou masculine (contemplation ou action). Inconsciemment, tout individu est attiré sans le savoir par l’androgynie qui est la source parfaite de notre être, mais on ne peut prendre conscience de cette vérité que lorsqu’on se libère des projections sur le sexe opposé. Ainsi, dans l’individu accompli, les qualités du féminin et du masculin sont développées à tel point qu’il peut, selon les circonstances pencher davantage vers un pôle ou vers l’autre. Sa nature est un mélange subtil de sensibilité, de douceur, de réceptivité, de disponibilité, d’ouverture, de bienveillance et en même temps de force, d’action, de détermination.

Le vrai féminin et le vrai masculin épanouis tout en étant unis se distinguent par la joie du jeu et par la prise de recul, comme un artiste qui fait quelques pas en arrière pour mieux admirer sa toile qu’il ne voit pas lorsqu’il est collé à elle. C’est par une perspective duelle mais pas dualiste que le créateur jouit de sa création. Le féminin et le masculin recherchent l’âme sœur désespérément jusqu’au jour où, à leur confusion, ils la découvrent en eux-mêmes. Mais le miracle ne finit pas là. L’intériorité conquise n’enlève rien à la richesse du contact qui devient le point infini de renouvellement créateur dans l’amour universel des êtres. La lutte des sexes cesse dans l’apothéose de l’androgynie qui unit le féminin et le masculin tout en gardant entre eux la distance nécessaire pour la joie miraculeuse de la rencontre créative qui n’aurait pas été possible sans cet écart.

Le déséquilibre actuel entre l’homme et la femme est causé par un manque de connaissance de soi, par l’ignorance de la nature profonde des choses et de la relation de l’essence et de l’existence. L’essence intemporelle est insécable et renferme en elle les vérités archétypales déployées dans notre monde pour être réalisées dans les formes variées des existences. Le féminin et le masculin nous sont donnés par la nature en énergie brute, en potentiel, qui doivent être éveillés, développés, affinés et finalement transmutés. La réalité s’articule dans le mode d’être masculin et féminin qui devient le miroir de l’expression momentanée du réel en perpétuelle permutation. Ainsi, selon l’interaction des deux sexes se forment l’équilibre de notre monde, la qualité de la société, du couple et de l’individu. L’imperfection est une souffrance ressentie par les deux sexes en lutte et en conflit. Dans la profondeur de notre être existe la perfection que nous devons réaliser d’une manière unique et en pleine conscience. Le féminin et le masculin accomplis en nous-même nous libèrent de la dépendance au sexe opposé responsable du manque affectif, des carences psychologiques projetées sur autrui.

Il n’est pas bon de s’attarder sur les arguments féministes ou masculinistes qui ne pourront jamais résoudre les problèmes causés par la division entre les sexes. Il nous faut être à l’écoute, arrêter le bavardage mental et nous élever au niveau de conscience où les sexes sont dépassés tout en étant en harmonie et où chacun garde toutefois sa fonction équilibrée dans le jeu de l’existence. Cette nouvelle conscience de nature spirituelle est en fait l’androgyne, l’expression parfaite et représentative de l’essence de l’un qui embrasse la polarité complémentaire des deux sexes dans un contact inépuisable avec la vie, contact que ces trois aspects, le masculin, le féminin et l’androgyne, permettent dans leur union désengagée.


Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°132, Juin 2019, « Voies de femmes – L’équilibre entre Masculin et Féminin »

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