Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème Millénaire n°135, Mars 2020, « Sommes-nous endormis ? »

L’homme envoûté par la matière


Est-il possible de discerner vraiment quand notre intelligence est obnubilée par la vie matérielle, l’appât du gain, la frustration de ne pas avoir assez ? Krishnamurti nous dit que tant que nous sommes avides des choses, gouvernés par le désir et le vouloir égotique, le penser juste, sain et holistique est impossible : « Il ne peut y avoir de discernement quand il y a de l’avidité. » Comment le moi, le résultat d’un passé lourd d’inconscience, de désirs inassouvis, de peurs et de réactions, peut-il discerner le vrai du faux et agir en relation authentique avec la vie ? Notre mode d’existence soi-disant civilisé a réduit la vie éternelle, avec son potentiel infini, la nature parée de beautés indescriptibles, au rendement, à l’intérêt, à l’économie et s’est ainsi robotisé au niveau des choses à tel point que nous ne pouvons concevoir d’autre façon de vivre que notre attirail de gadgets (voiture, portable, ordinateur, etc.). Le monde s’est endormi dans la matière où chacun s’enlise pour protéger ses acquis. Mais, esclaves d’une technologie qui détruit la planète et notre humanité, sommes-nous conscients de notre somnolence routinière ?



« La plupart d’entre nous sommes inconscients de notre arrière-plan psychologique, des perversions, des distorsions, qui empêchent le discernement et nous rendent incapables de vivre complètement, d’une manière créative dans le mouvement même de la vie. »

Krishnamurti (Ojai, 1936)



Nous sommes dans une impasse : dans l’ignorance totale des causes, nous essayons de trouver des solutions à nos conflits au sein même de nos conditionnements, qui les ont produits. L’ignorance est un sommeil profond qui féconde les contradictions dont le monde est tissé et dont l’humanité souffre. L’ignorance suscite la peur, la peur le besoin de sécurité, de confort et de protection, qui deviennent le moi, le “j”, l’individualité qui n’est qu’un processus de vouloir dans un puits sans fond. C’est ce que Krishnamurti appelle « le processus du moi » que chacun de nous doit apprendre à percevoir. Le moi n’est que l’action du vouloir unique en chacun de nous. C’est ainsi qu’est né l’instinct de propriété, d’appropriation sur lequel la société organise l’exploitation. Identifié à notre femme, notre mari, notre pays, notre religion, notre compte en banque, notre cerveau devient ce qu’il s’approprie et prend ces « objets » pour la vie. Souffrant inconsciemment de ne pas vivre, nous nous perdons encore plus dans les choses avec pour conséquence que la vie suffoque davantage. Krishnamurti nous dit que l’ « on aspire au pouvoir quand on a cessé de vivre. » De là naissent le mécontentement général et les révolutions, car, dans notre sommeil collectif, nous ne nous rendons pas compte que la modification des fausses valeurs et leur répartition équitable n’apporteront jamais le bonheur. Le faux, nous dit Krishnamurti, ne produira jamais le vrai, car ils n’appartiennent pas au même ordre de la réalité.

Dans l’inconscience de notre sommeil profond nous ne percevons pas les contradictions sur les- quelles notre existence est fondée. Comment peut-on prêcher l’unité humaine tout en chérissant nos frontières dans la vanité de notre nom, de notre statut social, du groupement ethnique ou religieux auquel nous sommes rattachés et où nous sommes exploités ? Les religieux s’entre-tuent pour des croyances en un Dieu qui leur échappe ! Nous parlons de paix sans nous apercevoir que nous sommes nous-mêmes la source du conflit. Nous parlons d’égalité tout en convoitant les possessions d’autrui. Nous voulons ce que nous n’avons pas et ne désirons plus ce que nous avons. Nous faisons des manifestations pour l’écologie tout en consommant ce qui pollue et détruit la planète. Dans notre inconscience et notre avidité nous provoquons la misère que nous cherchons à supprimer par la manipulation de lois et d’idées abstraites. C’est la guerre des riches et des pauvres, sans se rendre compte que nous sommes tous de vrais pauvres tant que nous ne connaissons pas la vraie richesse de la vie dans la simplicité de l’amour, de la joie d’être et le respect de la nature.

Le problème au sein de l’individu se propage ensuite dans le collectif qui à son tour contraint l’individu. C’est le cercle vicieux qui ne peut être rompu que par l’éveil de l’individu car c’est en soi que la compréhension doit naître. Sans cet éveil, personne, quelle que soit son autorité, ne peut changer la face du monde. Chacun de nous est responsable. « Il est essentiel de comprendre cela, parce que nous ne pourrons nous libérer de toutes ces limitations que lorsque nous en comprenons la nécessité absolue. Cette nécessité ne peut être imposée ni par soi-même ni par un tiers. » (Krishnamurti). La propagande est le poison de l’éveil. Pour le moment peu d’individus sont libres de l’ego. La peur, le désir, la convoitise, l’avidité sous toutes ses formes, provoquent l’obsession de nous-même qui nous met en relation négative avec le monde que nous essayons ironiquement de changer avec les matériaux psychologiques mêmes qui l’ont suscité.

Nous essayons d’être heureux dans un système fermé mais « Vivre ne doit pas être divisé entre travail et réalisation intérieure. Le travail et la vie intérieure doivent être unis. La joie même de l’effort juste ouvre la porte à l’intelligence. Le discernement du processus du moi est le début de l’ épanouissement. » Krishnamurti, (Ojai, 1936)

Nous avons peur d’être exposés à la vie et, au lieu de la vivre pleinement, nous nous réfugions dans la sécurité, nous nous oublions dans la répétition, le quotidien, dans les illusions que les systèmes nous proposent. Ainsi, au lieu de vivre une existence dans l’expression vivante de notre potentiel, en perpétuelle régénération, nous la ravalons au niveau des choses, de la routine destructive, de la consommation, pensant y trouver le bonheur. Nous perdons notre vie dans l’attente d`une retraite, qui, comme le mot l’indique, est la mort à la vie créative qui ne se divise pas et ne se réduit pas au calcul d’un passé dont le but est de gagner un avenir en sacrifiant le présent. Comment peut-on vivre une vie pleine, d’amour et de joie créative, tout en se protégeant des aléas de la vie dans le confort et la sécurité d’un système clos qui encourage la peur, stimule l’avidité, la compétition, le désir des choses sans valeurs et nous éloigne de la vie authentique, au point que nous chérissons ce qui est faux et ignorons ce qui est vrai, le réel ?

Pour l’homme envoûté par la matière, le discernement est impossible. Mais en fait, qu’est-ce que le discernement ? La connaissance de soi nous enseigne que notre pensée procède du “Je”, le moi, qui utilise la raison, l’intellect pour la véhiculer. Mais une connaissance plus en profondeur nous montre qu’en fait c’est la pensée qui crée le moi, centre d`identification et d’identité. La terre où se trouve notre corps devient « notre propriété » (identification) en même temps que cette identification l’identité d’un moi possesseur se crée. C’est dans l’ignorance de ce processus que le moi se consolide. Et c’est ainsi qu’à partir de ce moi, l’identité fictive est devenue réelle par la force de ses multiples identifications concrétisées. Il est évident que la conscience réduite aux identifications, homme, femme, Français, classe moyenne, plus intelligent, riche, catholique, etc., énumération sans fin, cause des problèmes planétaires insolubles au niveau du moi, l’ego, qu’aucun soulèvement populaire ne peut résoudre. Ainsi le moi et l’intellect, son outil, coupés du réel, ne peuvent discerner le vrai du faux. C’est pourquoi le moi et l’ego ne peuvent résoudre définitivement aucune question et tournent en rond dans la variante inutile de solutions. La réalisation de cette vérité est l’éveil du vrai discernement. C’est la qualité de ce discernement qui seule peut nous libérer de l’identité du moi et en même temps de toutes ses identifications, appropriations, causes réelles de la dégradation du monde.

La clé se trouve donc dans le discernement, l’éveil de l’intelligence intuitive qui nous apprend à discerner le vrai du faux, ce qui est essentiel du secondaire. Généralement, nous ne possédons que des idées sur soi et non pas la véritable connaissance de soi qui est l’intelligence fonctionnant dans le vivant du maintenant sans aucun a priori, aucune idée déterminée. Le problème est que l’individu n`est pas habitué à penser par lui-même, et même pour la satisfaction de ses besoins et de ses désirs personnels, sa pensée est influencée par les médias et contrôlée par l’opinion des autres. Toute la structure de sa pensée est de deuxième main. Il ne s’éveille de l’inertie de sa vie routinière et ne réagit que lorsque son petit confort est remis en cause. Dans son mécontentement, pour répondre aux questions pressantes il a recours « aux experts » et se conforme à celui qui parle le mieux ou le plus fort. Ainsi l’individu qui et que forme la société est très vite séduit par des mots qui flattent ses intérêts et ses désirs sans s’apercevoir que ce n’est pas en se conformant à un parti, à une idée, à une spiritualité, ou à un système de yoga, mais en s’éveillant au discernement intuitif de l’intelligence holistique qu’un nouveau monde d’harmonie et de coopération peut naître.

Les colloques sur la paix, le réchauffement de la planète, la dégradation rapide des ressources naturelles, la pollution, les inégalités, les droits de l’homme, les discours des écologistes, des politiques, des religieux, des intellectuels, etc., chacun avec son programme, sa spécificité, ne sont, s’ils sont déconnectés du réel, que des arguments, des mots sans significations profondes. Nous parlons de la planète avec enthousiasme, mais est-ce la planète en elle-même qui nous intéresse où seule- ment ce qu’elle nous apporte ou nous rapporte ? Quand nous la mettons en danger, c’est sur nous- mêmes que nous nous apitoyons et non pas sur l’Être de la planète dont nous sommes pour la plu- part complètement ignorants ! Le platane, comme Dieu, ne sont que des noms que nous avons plaqués sur les choses sans nous soucier d’autre chose que d’en tirer parti. Pour entrer en relation authentique, en communion avec l’arbre, ou tout autre entité, il ne faudrait pas les voir à travers nos besoins utilitaires, nos désirs, mais les aimer vraiment dans leur unicité. Pour cela, il nous faudrait être en contact direct avec eux et les laisser nous parler. Mais ceci est impossible tant que notre conscience est alourdie par les bagages du moi. L’orgueil de nos connaissances et la soif d’appropriation nous empêchent de voir quoi que ce soit dans son essence. Lorsque nous voyons un Japonais ou un Américain, nous ne voyons plus la personne mais notre définition d’elle. « Le mot n’est pas la chose », nous dit très justement Krishnamurti. L’homme dans la vanité de son savoir vit de mots, de concepts, et croit connaître les choses et se connaître lui-même lorsqu’il les a recouverts de son jargon. C’est pourquoi tant d’espèces sont en péril et par contrecoup, nous-mêmes, leurs prédateurs. Nous nous plaignons de la pollution que nous générons nous-mêmes dans notre désir de confort, de gain et de distraction. Nous enfantons sans conscience le problème de la surpopulation. Nous ne percevons le danger que lorsqu’il toque à notre porte. Sinon, nous restons indifférents, bercés dans la médiocrité de notre confort quotidien. Les états veulent mettre un frein à la dégradation écologique générale mais, comme ils profitent des taxes et des subventions des pollueurs, ils font l’inverse de leurs discours et encouragent le consumérisme de masse et l’obsolescence programmée pour renouveler le profit ! La contradiction est à tous les niveaux, car elle est en fait au sein de l’homme. L’hypnotisme collectif qui nous garde endormi dans le cocon des systèmes formulés par des idées abstraites – Français, bel homme, femme jeune -, sont des abstractions, des conditionnements, qui ne nous éveilleront jamais au réel, à la plénitude d’une vie riche et authentique en relation avec la vie universelle qui demande une écoute, une présence à chaque chose, à tout ce qui est. Il nous faut tout revoir, tout, avec une intelligence éveillée par l’amour et des yeux neufs lavés du moi.



« Ainsi, la masse est nous-mêmes. Vous êtes la masse et je suis la masse, et en chacun de nous il y a l’un et le multiple. L’un est ce qui est conscient et le multiple, ce qui est inconscient. On peut dire que l’individuel est ce qui est conscient. Le multiple, l’inconscient, sont composés de valeurs acceptées aveuglément, valeurs qui ne correspondent à aucun fait, valeurs qui avec le temps et l’usage sont devenues plaisantes, confortables et acceptables – composées d’idéaux qui nous donnent de la sécurité et du confort, sans significations profondes ; des standards de conformité qui empêchent la perception claire et l’action juste ; des pensées et des émotions qui ont leur origine dans la peur et les réactions primitives. C’est ce que j’appelle l’inconscience, la masse, desquelles chacun de nous est une parcelle, que nous en soyons conscients ou non. »

Krishnamurti, 1936 (traduit par l’auteur)



Mais comment faire pour sortir de ce marasme collectif dont chaque individu est la proie ? L’individu qui est la masse, tant qu’il n’apprend pas à penser par lui-même, sainement et d’une manière holistique, autant que les autorités, « ceux qui savent », les experts, les spécialistes, qui imposent leur version du monde, leur programme, sans aucune connaissance d’eux-mêmes ni des mobiles réels de leurs actions, ne pourra dans cette inconscience et ignorance remédier aux multiples problèmes sociaux et environnementaux causés par l’ego.

Si rien n’est fait ou ne peut aboutir, à part des réactions colériques ou de beaux discours, pendant que la planète s’engouffre dans un précipice, voyons ce que la spiritualité vivante peut nous offrir de vital dans cette situation désastreuse sans précédent. Selon Krishnamurti, la seule solution est une véritable révolution intérieure qui doit être effectuée par chacun de nous, ce qu’il appelle aussi la mutation de la conscience. Cette mutation que nous devons entreprendre pour remédier radicalement à tous les maux issus de l’ego ne doit pas être ravalée aux niveaux des idées, mais doit être le fruit d`une prise de conscience directe des fonctionnements mêmes de nos processus psychiques, qui en grande partie sont subconscients, responsables de notre chute collective. Il est question de l’éveil d’une conscience pétrifiée dans l’ego séparatif et de la découverte de notre vraie individualité solidaire de la vie universelle. Pour sortir de l’ignorance dans laquelle nous sommes assoupis un effort soutenu est nécessaire tant les forces de l’habitude et de l’inertie contrôlent nos activités. Cet effort ne doit plus être orienté vers le changement de l’environnement chaotique (bien que nécessaire) que nous avons nous-mêmes bâti avec nos manipulations idéologiques, mais doit être dirigé vers nous-mêmes par une connaissance profonde allant jusqu’à la source du processus du moi. Seule l’éradication intelligente du moi par sa compréhension peut provoquer un renouveau générateur d’harmonie. (Voir mon article Qui Suis-Je ? dans 3ème millénaire n°125).

Il est essentiel de définir ce qu’est la connaissance de soi, sinon nous nous égarons sur de fausses routes, dans les –ismes des différentes sectes, nous devenons la proie des gourous du « nouvel âge » qui se multiplient chaque jour. En Inde, un best-seller intitulé Comment Être Éveillé en Sept Jours, reflète la mentalité d’aujourd’hui qui, dans le désarroi collectif, recherche l’éveil. Même le spirituel est devenu un commerce ! La connaissance de soi nous intègre au réel libre du moi.

Généralement, nous confondons les idées sur nous-mêmes, – je suis bouddhiste, je n’ai pas d’ego, je suis plus évolué car je suis l’adepte de…, je suis éveillé ou presque -, avec la connaissance de soi, qui est essentiellement une prise de conscience des mouvements mêmes de notre moi dans l’actualité des faits et du jeu des images de sa fabrication. Ceci explique que beaucoup s’arrêtent à mi-chemin dans leur cheminement spirituel à la satisfaction d’un soi-disant éveil ou une réalisation à l’image de l’idée qu’ils s’en font. En réalité, un éveillé ne se vante pas d’être éveillé car l’éveil n’est pas un savoir, une connaissance à répliquer, ni une expérience, dans le sens qu’elle dénote la présence de celui qui expérimente, mais un état d’être dans l’absence d’un moi séparé. Celui qui se dit éveillé se conforme à l’image de l’éveil qu’il a projetée, comme l’ascète attaché à l’image du dépouillement, symbolisé par la robe orange qu’il porte fièrement. L’ignorant qui poursuit la vérité, l’ego qui cherche l’éveil, ne perçoivent pas la fausseté de leur démarche. L’état d`éveil est libre de la conscience de soi et paradoxalement il est pleine conscience car il n’y a plus de « je » réducteur. On ne s’attribue pas le statut psychologique ou spirituel d’éveil ou de non-éveil qui est l’apanage du langage humain, par nature comparatif. Au lieu de rechercher l’éveil, il serait préférable de nous réveiller de notre sommeil collectif et d’apprendre à voir, à discerner, sans l’interférence de notre pensée, de notre moi. Ainsi l’action juste adviendrait naturellement et spontanément sans manipulation d’idées, elle aiderait d’autres êtres à discerner par eux-mêmes et à participer à la transformation de leur conscience.



« Pour posséder une réflexion claire, le miroir ne doit pas déformer, la surface doit être lisse et propre. Ainsi doit être l’esprit-cœur – qui est un tout intégral et non pas deux parties séparées et distinctes – libre de toutes les perversions créées par nous-mêmes. Avant qu’il puisse y avoir discernement, compréhension, chaque expérience doit être continuellement mise à la lumière de la conscience. »

Krishnamurti 1936 (traduit par l’auteur)



Seule l’action dans une perspective de connaissance de soi où le je est dissous peut faire la différence dans la crise actuelle. N’attendons pas demain pour nous éveiller, agissons avant que la seconde qui passe soit ensevelie dans le cimetière du temps psychologique.


Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème Millénaire n°135, Mars 2020, « Sommes-nous endormis ? »

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