Publié par Dominique Schmidt dans le n°151 de la revue 3ème Millénaire, Printemps 2024, intitulé « Guerre et Paix en nous »

Le pouvoir de la Pensée sur l’avenir de l’humanité


Le vieil adage du philosophe grec Héraclite « la guerre est le père de toutes choses » semble encore d’actualité. Une loi de l’existence connue seulement d’un cercle de personnes qui s’adonnent à l’étude de la connaissance de soi, est que la pensée est une force, une énergie toute puissante continuellement projetée sur l’environnement, qui affecte le monde localement et universellement. C’est dire que le monde tel que nous le voyons n’est que le reflet lumineux ou obscur de notre pensée à la fois individuelle et collective, ces deux aspects faisant intrinsèquement partie d’une même réalité.

Ne nous étonnons pas des évènements fâcheux car ils sont le résultat de la somme totale de toutes les pensées conscientes et inconscientes de chacun de nous qui se concrétisent dans le moule des circonstances. Cela signifie que chacun de nous est responsable de l’état du monde et qu’il est grand temps que nous nous émancipions de toute dépendance à l’état, à tout groupe, quelle que soit son étiquette, à toute autorité, pour remédier aux multiples défis de l’existence. Ce n’est pas qu’une organisation ne soit pas nécessaire pour maintenir un ordre, mais elle ne doit pas dépasser sa juste fonction ; elle doit servir la société comme la poste qui assure l’envoi du courrier, et pas plus. De la torpeur de la passivité où nous devenons telle une pâte à modeler, il nous faut nous réveiller à l’action vraie et créatrice.

« Mes amis, sortons de cette torpeur qui nous écrase. Passons à l’acte. Ce n’est pas aux gouvernements de nous dire comment être solidaire, c’est à nous de leur dire la société que nous voulons. »

L’abbé pierre

La maîtrise de la pensée est donc la clé de la transformation de l’humanité afin d’assurer l’avenir de la terre. Pour le moment l’homme est assujetti à sa pensée, n’en connaissant pas les ressorts et les processus : il est à son insu contrôlé par les forces extérieures et l’intelligence artificielle qui le soumettent à une existence à peine plus élevée que celle d’un animal domestique. Cette maîtrise ne peut se produire sans une connaissance de soi approfondie. Aboutie, celle-ci transforme notre pensée mécanisée en une pensée holistique, harmonieuse et créative. C’est l’éveil de l’intelligence spirituelle !

« Nous sommes le monde » s’écrie Krishnamurti. Le monde est donc le reflet de notre intériorité. Pour le moment notre intériorité est bien pauvre, ce qui explique pourquoi les ambitieux de pouvoir profitent de notre faiblesse pour jouer leur soif de domination sur l’échiquier du contrôle de la vie des hommes où nous ne sommes que des pions. Inconsciemment l’homme faible admire celui qui réussit et attise sa convoitise dans une folle course à l’avoir et au pouvoir. Le résultat n’est pas à argumenter : il est l’expression de la dialectique de l’Histoire où depuis le début chaque autorité naissante écrase la précédente. Et, comme dans un match de rugby, nous acclamons les plus forts avant de devenir ensuite leurs victimes !

D’un côté, pour vivre une existence riche, harmonieuse et créative il nous faut nous émanciper de toute autorité dont l’ambition est de contrôler l’homme pour assurer son soi-disant bien-être, alors qu’elle ne sert que ses fins. D’un autre côté, incapables de penser par nous-mêmes, nous préférons vivre en suivant une existence organisée dans la conformité aux tiers. Pourtant, cachée en nous, il y a une soif innée de liberté et d’amour que nous refoulons dans le tréfonds de notre âme par peur de vivre. Combien de guerres nous faut-il subir afin de nous éveiller à notre âme profonde qui est l’Âme du monde habitant en chacun de nous et qui seule peut nous amener au vrai bonheur ? L’autorité nous donne une carotte pour calmer notre insatisfaction et nous l’acceptons jusqu’à la prochaine déception. Chaque déception nous donne l’illusion d’agir, alors qu’en fait nos réactions prévues permettent à l’autorité de mieux confiner notre existence dans la cage d’une sécurité illusoire.

L’individu et la société sont une antinomie artificielle causée par l’ignorance et la fragmentation de notre pensée. Une connaissance de soi approfondie nous montre que ce conflit arbitraire n’a pas de solution au sein même de ce paradigme, exploité par ceux qui veulent profiter pour leur propre avancement de cette séparation factuelle bien qu’illusoire. L’individu et la société sont en réalité un champ unifié de conscience focalisé en chaque individu et qui forme dans sa relation la société. C’est-à-dire que l’individu et la société sont des expressions d’une même substance conscientielle indissociable, séparées par la pensée. Pour des raisons pratiques et des fins conventionnelles, on peut prioriser un des deux aspects. Mais donner la prédominance à l’un ou à l’autre ou les opposer est un acte de la pensée qui par nature est fragmentaire. Là est notre ignorance originelle et la vraie source des conflits et des guerres. Aucun parti politique ne peut résoudre ce problème sans prendre conscience de son origine.

Ayant évoqué en quelques lignes les sources du conflit individuel et collectif, provenant de l’ignorance et de la pensée fragmentaire, la question qui se pose est comment sortir de ce labyrinthe puisque la pensée elle-même est responsable de l’impasse qui nous accule inéluctablement au chaos ? Voir le problème à sa source au lieu de chercher la résolution des conflits qu’il engendre est la seule solution qui ne porte pas d’ombre. Le problème est la fragmentation de notre conscience. il est évident qu’une unité artificielle fécondée par cette fragmentation est une fausse solution porteuse de divisions. Ce paradoxe ne peut être résolu qu’en dépassant la pensée elle-même qui par nature ne peut pas voir le réel qu’elle objective. La vie spirituelle commence là où finit la pensée dualiste, le vous et le moi. Une fois en contact avec l’essence derrière les formes, la pensée prend un autre essor, elle devient l’expression créatrice de la vie libérée.

Krishnamurti, d’une manière poignante, s’exclama dans une causerie, si seulement, dit-il, il y avait dix personnes, dix seulement, qui aient compris ce vers quoi son enseignement tend, c’est-à-dire la découverte de l’essence, la Source de toutes choses, et s’abreuvaient directement à cette source, cela provoquerait une mutation de la conscience qui changerait le cours de l’histoire !

Cette vérité est en fait corroborée par le biologiste Rupert Sheldrake qui confirme par une expérimentation que dès qu’un scientifique fait une découverte, d’autres font la même expérience alors qu’ils ne se connaissent pas et habitent aux antipodes les uns des autres. Selon Sheldrake, toute pensée est transmise dans ce qu’il appelle le Champ Morphogénétique et reçue par ceux qui sont réceptifs ou prêts. C’est ainsi qu’une même vérité se transmet subtilement à un nombre toujours croissant d’individus et peut ainsi par cette multiplication changer le cours de l’histoire.

Il y a donc deux facteurs essentiels dans cet événement de transformation subtile, l’un est la réceptivité de notre conscience et l’autre l’exigence d’investissement total de tout notre être. De surcroît, la compréhension, bien qu’elle commence par le mental, doit le dépasser et être vécue dans toutes les fibres de notre être. Si nous nous étonnons de ne pas avoir changé dans notre nature fondamentale, c’est parce que nous confondons ce qui n’est qu’une compréhension intellectuelle de la connaissance de soi avec la véritable connaissance qui est connaissance par et dans l’Être. Seule cette expérience est libératrice et transformatrice. Sri Aurobindo appelle cette authentique connaissance « la connaissance par identité », c’est-à-dire que l’objet observé n’est autre que soi-même sous une autre forme, la même substance différemment agencée. Ainsi tout est perçu dans et à partir de ce Soi universel qui est notre être profond dont nous sommes une particularité indissociable et une modification dans l’Être.

Cette perception holistique, impossible à l’ego, est pourtant ce qui est le plus naturel lorsque nous nous libérons de nous-mêmes…

Souvent on entend dire « Que puis-je faire dans ce monde balisé par les forces destructives ? » Selon l’expérimentation de Sheldrake, nous pouvons agir d’une manière subtile et puissante si nous avons foi en notre potentiel dont les répercussions du déploiement sont à la fois imprévisibles et de portée considérable. Ce n’est pas avec des mots, la force des arguments, mais par une transformation de la conscience préalable, que nous pouvons changer le monde. Une théorie politique de la paix sans prise de conscience de la fabrique de notre ego peut certes être convaincante mais n’amènera pas la paix ! Cette paix fabriquée n’enlèverait rien aux conflits sournois souterrains qui cachent la guerre froide qu’entretiennent les egos dans leur rivalité.

Lancés dans la voie spirituelle, nous aspirons à faire un saut de l’ego que nous sommes à l’Être infini. Supposons que nous accomplissions cet exploit et que notre ego soit dissous, en quoi fondamentalement et pratiquement le monde en serait-il modifié ? L’ego, en fait, n’est que le masque de notre être authentique. Il ne s’agit pas de faire un saut mais de démasquer notre ego et laisser notre être intérieur prisonnier rayonner. Gurdjieff évoque le guerrier comme aspect fondamental de la constitution de notre nature qu’il nous incombe de réveiller pour faire face aux multiples situations et à leurs défis. Une fois l’être intérieur dévoilé, c’est le début de la vraie vie qui consiste à actualiser notre potentiel d’amour, de beauté, de justice, de créativité et d’harmonie. La nature nous a doté d’un instinct de ces vertus indissociables de l’essence de l’être. La vie de chaque jour devrait incorporer un développement continuel de toutes ces qualités essentielles. Il est bien temps de vivre en dehors des valeurs prescrites par la société, l’argent, le gain, le rendement, la notoriété. Ce sont toutes ces fausses valeurs inculquées à nos enfants qui robotisent le monde, détruisent l’altruisme en faveur de l’égocentrisme. C’est dans ce sens qu’il nous faut éveiller le guerrier intérieur afin de lutter contre ce conformisme imposé et d’oser vivre à l’image de ces vérités éternelles et faire rayonner la vie spirituelle.

Nous pourrions certes dire que l’ego aussi a un potentiel, mais finalement il amène toujours l’homme et la société à leur perte. Le principe de dégénérescence est l’intérêt qui est articulé par l’attraction, la répulsion ou l’indifférence, c’est-à-dire par la force des désirs égotiques. Aucun acte n’est fait sans mobile ou arrière-pensée. L’intérêt, la réussite, le rendement sont les leitmotive de la société. La société doit être fondamentalement reconstruite, mais elle ne peut atteindre à une construction idéale et saine avec les matériaux de l’ego. Si la base est mauvaise, l’édifice ne peut que s’écrouler !

Une fois l’ego démasqué, notre être vrai prend le relais, la vraie vie commence et notre vrai potentiel aligné aux vérités de l’Être se déploie en un crescendo sans fin d’harmonie et de joie dans une hymne divine. L’action de l’être authentique n’a pas de mobile autre que l’acte juste. Cette justesse n’a pas de fausse note car elle n’agit pas en solo, pour ses propres fins, que ce soit en tant qu’individu ou que groupement d’individus défendant une même cause, une même idée. En fait, la symphonie commence du tout, de l’unité réelle de la vie universelle dont chaque parcelle, chaque entité, chaque chose, est solidaire. Nous devenons coparticipants à la vie universelle. L’action vraie prend toujours sa source dans l’intelligence du tout, elle n’a pas de volonté isolée, séparative.

Mère nature s’évertue dans sa création à la diversité et à la beauté, les fleurs en sont une expression vivante. En créant l’homme, elle ne nous a pas créés en tant qu’objet accompli, comme la fleur, mais comme un potentiel à réaliser. La nature a créé notre organisme, notre vitalité, notre être émotionnel et pensant. Tout cela est le capital qu’elle nous confère. Dans notre ignorance des intentions de la nature, ce capital est prélevé par l’ego qui, ainsi qu’une créature prédatrice qui saisit et ramène tout dans sa tanière, se l’approprie. La société est créée selon ce mode, qu’elle nomme « civilisation ». De ce fait, elle se révèle être, derrière les rideaux, une manufacture d’armement, une pépinière de convoitise et d’avidités. Lorsque l’on s’éveille à la vie spirituelle, ce capital est perçu d’une tout autre manière que l’ego, il est perçu comme un « potentiel sacré » que nous nous devons d’actualiser pour découvrir son royaume infini de beauté et de bonheur.

Dans la culture spirituelle au quotidien ce potentiel sacré, bloqué par l’ego, révèle en chacune des parties de notre nature physique, vitale, émotionnelle, mentale, un cheminement infini toujours aligné dans le vrai, le beau, le juste. Prenons par exemple la culture du corps. La simple marche, au lieu d’être mécanique, prend conscience de sa posture, des trapèzes tendus, de l’affaissement des lombaires, du blocage des hanches, du dos courbé et du menton qui part en avant, séquelles de l’ego. La marche mécanique, figée, qui va de A à B sans conscience, fermée sur elle-même, dans l’exercice spirituel de l’épanouissement de notre potentiel sacré relâche toutes ses contractions et devient animée par le rythme. La marche s’ouvre à l’universel et perçoit les énergies environnantes. Elle devient transfigurée, consciente et magnifique. Un « rythme » s’élabore à la fois dans les hanches qui se balancent harmonieusement avec les épaules et les pieds légers qui, comme des pattes de félin, effleurent la terre et donnent au corps une légèreté d’être. Ce rythme en résonance avec tous les éléments de l’environnement bat au diapason du mouvement du tout. Le ciel et la terre participent à notre marche devenue vibrante de vie. Shiva, la mère divine, danse dans la joie de notre corps éveillé.

Les émotions libérées du désir où tout revient vers soi apprennent à aimer tout ce qui existe sans rien convoiter, elles s’émeuvent devant la beauté de la nature et deviennent bienveillantes à l’égard de toutes créatures. La pensée libérée des doctrines et des opinions autocentrées s’élève à l’intelligence cosmique. C’est dans le déploiement continuel de ce potentiel infini que le monde retrouvera la sérénité et la paix de l’âme. Le monde présent s’écroule car nous essayons de trouver la paix dans le statisme des idées et dans l’enfermement dans la routine et dans le cadre de l’avoir, mais la vraie paix ne peut se trouver que dans le mouvement dynamique de la vie dont la formule « meurs et deviens » caractérise la création et son renouvellement infini.

La nature est la créatrice de l’ensemble des facteurs qui président à l’existence de chacun. Symboliquement, elle nous a donné les lettres, il nous reste à écrire le script pour célébrer sa richesse infinie dans les matériaux de l’intelligence, de l’amour et de la joie pure. La connaissance de soi est donc essentielle, mais pour qu’elle soit complète elle doit mettre en branle tout notre potentiel qui est le potentiel du tout infini réalisé. Agir dès aujourd’hui est l’assurance d’un monde spirituel qui balaiera le présent. « dix personnes, nous dit Krishnamurti, dix… » alors ne perdons pas de temps…


Publié par Dominique Schmidt dans le n°151 de la revue 3ème Millénaire, Printemps 2024, intitulé « Dualité et Non-dualité »

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