Publié par Dominique Schmidt dans le n°144 de la revue 3ème Millénaire de juin 2022, intitulé « Le réenchantement du monde »

Ré-enchanter le monde – Aujourd’hui ou jamais


Il est aujourd’hui évident qu’un nouveau monde, un nouvel homme, une nouvelle femme, sont une nécessité impérieuse. Notre monde se débat dans le mensonge déguisé en vérité, la lutte des forces pour la domination n’offrant comme modèle de vie qu’un utilitarisme fruste qui a pour but de réduire l’homme à l’état de robot, de rouage dans une Machine sociale sans âme, ni conscience, prête à broyer les éléments réfractaires dans le silence de ses mécanismes bien huilés !

Face à la crise actuelle, il ne s’agit plus de réorganiser la société en la fragmentant en autant de parties antagoniques, mais de s’éveiller à une nouvelle conscience dans l’unité de l’existence, grâce à la découverte de l’Un caché derrière l’infinie diversité dont nous sommes chacun une expression unique. La réalisation de l’Unité fondamentale résout tous les pseudos-problèmes causés par l’illusion de séparation propre à l’ego individuel et collectif. L’infantilisme égotique doit laisser la place à la maturité d’une conscience universelle qui tire sa substance de l’éternelle réalité. Cette vision est-elle une utopie ? ou résulte-t-elle d’une perception profonde de la réalité qui ne peut être perçue que par l’œil de l’âme ?

Le ré-enchantement de l’individu, de la société et du monde ne deviendra une réalité positive et réellement créative que lorsque les deux termes antagoniques, l’individu et le monde, cohabiteront dans une même conscience en égale mesure. Ces deux aspects sont en fait inséparables, même si notre pensée, qui ne peut les comprendre qu’en les distinguant par des définitions arbitraires, les oppose artificiellement. C’est pourquoi nous témoignons partout de ce tiraillement qui n’est que la projection inconsciente de notre propre état de conscience contradictoire, qui se reflète dans les divisions sectaires, politiques ou idéologiques.

Le sujet et l’objet, l’esprit et la matière, l’éternel et le temporel, l’infini et le fini, le réel et l’apparent, ne sont pas des principes incompatibles de la réalité, mais au contraire une nécessité créative dans et pour le jeu de l’Être. Cette dualité n’existe que dans le Mental ou dans une réalisation spirituelle exclusive qui rejette un des deux termes. Transcender l’individualisme exclusif ou le collectivisme répressif, sans se perdre dans un Au-delà, c’est réaliser en nous-mêmes l’individu-universel, l’harmonie ultime de ces deux apparents opposés, unifiés dans un même courant d’être.

La renaissance spirituelle de l`Inde moderne par des sages comme Ramakrishna, Vivékananda, Maharashi, Nisargadatha, J. Krishnamurti, Sri Aurobindo, et d’autres, a eu depuis quelques décennies une influence explosive en Amérique et jusqu’en Europe et a pénétré la psychologie occidentale dont le trans-personnel tire son inspiration.

Cette influence a libéré bien des individus du conformisme social et éveillé en eux un enthousiasme (mot qui signifie “être inspiré par Dieu”) intérieur : ils ne dépendent plus de circonstances, de personnes ou de lieux particuliers pour leur bien-être, mais de la source éternelle de laquelle le véritable ré-enchantement prend son essor.

Cependant, parmi les sages, il nous faut distinguer deux tendances fondamentales qui ont des conséquences quant à la dynamique du devenir des adeptes. La première est la tendance transcendantaliste qui regarde la Nature, la création, la manifestation, le monde temporel, comme illusoires. Dans cette vision, seul l’Éternel intemporel est réel. L’image classique est celle de la corde que l’on prend pour un serpent : une fois l`illusion perçue, l’ego est dissous dans le silence de l’Un indifférencié, métaphoriquement la vague redevient la mer. L’autre tendance perçoit ce même monde non pas comme une illusion mais comme une expression du Divin éternel qui se cache dans les formes temporelles de sa création. A l’heure de leur illumination, elles le révèlent, dans la splendeur infinie d’un monde qui se réforme (et se reforme) de manière toujours plus appropriée, plus belle, plus transparente, plus subtilement intelligente, plus sublimement harmonieuse, expressive du vrai, du beau et de la joie d’être, sans qu’il y ait de fin dans son articulation créative : la mer revit dans la vague libérée, l’absolu respire dans le relatif, le temporaire. Ces deux sagesses nous offrent soit la paix du nirvâna dans Cela libéré du monde contingent, soit la refonte de ce même monde où le temporel conflictuel et conditionné devient grâce à notre éveil un terrain de renouvellement créatif. L’une aspire “au vide” de la toile, l’autre “à son expression” créative en un crescendo sans fin, tel un artiste qui, à son étonnement, découvre de nouvelles couleurs qui provoquent la créativité de nouvelles compositions, mais pour qui le vide, la toile, restent un support essentiel.

Ces deux sagesses spirituelles peuvent en fait coexister harmonieusement comme dans l’enseignement de J. Krishnamurti et le yoga intégral de Sri Aurobindo. Cependant, selon ma perception, un ré-enchantement durable ne peut se produire que lorsque l’individu trouve sa place dans la création dynamique. Dans un transcendantalisme absolu, comme par exemple dans le bouddhisme ou l’Advaïta Vedanta ultérieur, il n’y a pas à proprement parler de mode créatif dans le jeu des formes phénoménales perçues comme illusoires. La seule créativité que l’on pourrait concéder consiste à se libérer de l’identification à la Maya des formes ; détachée de l’ego, la conscience baigne dans un quiétisme de joie pure, sans l’élan individuel extatique et créateur vers le monde manifesté dans ses différents modes d’expression. Dans la vision réconciliatrice de Sri Aurobindo, l’individu devient co-créateur ou participant dans les desseins divins, trésors cachés au sein de sa nature sous formes archétypales qui demandent à être libérés et épanouis d’une manière unique en chacun de nous. C’est à partir du Vide de l’Éternel que la plénitude doit surgir dans le mouvement du temps créateur.

Nous avons déjà vu dans d’autres articles que l’ego n’est pas complètement faux : il est une préparation de la Nature pour former un centre individuel qui perçoit la réalité dans un dualisme où il devient important à lui-même et où le monde devient un objet de sa perception. Ce centre, complètement ignorant qu’en fait la réalité et lui-même ne forment qu’un même tout, se contracte exclusivement sur lui-même et devient l’Ego, entité à moitié vraie, car elle résulte du réel, et à moitié fausse, car elle se perçoit comme indépendante, existant en soi. Quand l’ego réalise cette vérité de l’Un indivis, il se dissout dans la sagesse première de l’Éternel indifférencié. Pourtant, derrière cette conscience bâtarde, se cache, dans la profondeur de notre être, une vraie entité, qui n’est pas un produit de la Nature comme l’ego résultant des formes, mais est une parcelle du Divin transcendant manifesté sur terre. Cette réalisation de notre être réel, émanation du Divin éternel, révolutionne notre perspective sur la vie et notre vision de l’existence qui ne consiste plus seulement à nous libérer de notre faux moi, mais avant tout à nous réaliser dans notre vrai moi, le moi de l’âme, et cela dans tous les modes d’être, physique, vital et mental, que la Nature a développés comme matériaux et instruments pour notre accomplissement spirituel.

Cette entité de nature spirituelle, Sri Aurobindo l’appelle l’être psychique. Elle existe dans le tréfonds de notre être en tant qu’essence d’âme, c’est-à-dire pas encore formée ou individualisée. Elle est graine de conscience divine qui supplantera l’ego au jour de sa pleine maturité. Mais avant cet événement, c’est notre être, physique et vital, qui forme la plus grande partie de l’existence ordinaire et détermine son champ d’action dans une vie essentiellement matérielle et économique. Quand l’être mental devient dominant dans notre nature complexe, la réflexion et la vie intérieure s’élaborent progressivement, mais elles restent longtemps sous le joug de nos désirs et passions vitaux. Ce n’est qu’une fois la vie intérieure établie et libérée de l’influence des désirs que la raison pure, propre au penseur, au philosophe, au scientifique, rayonne dans le règne du mental élevé à l’intelligence universelle. C’est ce que Sri Aurobindo appelle “le Mental supérieur”, qui se consacre à la fois à la connaissance des lois cosmiques qui régissent la manifestation, l’ordre de la Nature, et à la connaissance de soi, l’ordre de  l’Être. Ceci n’est qu’un tableau très succinct pour expliquer les différents niveaux d’intériorité, une fois sortis de l’existence purement extérieure vers laquelle nos sens sont naturellement attirés.

Il est intéressant de noter que, selon la position de la conscience dans l’échelle de l’Être, il existe des degrés de profondeur dans l’intériorité. La première intériorité n’est que l’envers de la vie de surface qui la questionne sans sortir du niveau de conscience superficiel qu’elle confond souvent avec la profondeur. La deuxième intériorité prend naissance dans le Mental intérieur qui reflète le jeu de la vie universelle dans son triple mode physique, vital et mental. C’est l’ouverture au Mental cosmique, à l’Énergie ou Force universelle et au monde Supra-physique propre à l’occultisme. La troisième intériorité est d’ordre transcendant : la conscience y subit une mutation, elle découvre le non-né, le moi éternel qui se révèle lors de l’investigation du “Qui-suis-je ?” dés-identifié de ses véhicules physique et mental. La quatrième intériorité fait encore un bond plus profond dans la réalisation Supra-mentale où la Transcendance, l’Être cosmique et le vrai Individu divin se révèlent être l’un dans l’autre dans un fonctionnement créatif multi-dimensionnel incompréhensible pour notre raison humaine habituée à un fonctionnement unilatéral ou à une vision spirituelle limitée à un de ces trois principes. Selon les propres termes de Sri Aurobindo, cette transformation « nous amène à connaître l’Être divin qui est à la fois notre suprême Moi transcendant, l’Être cosmique, fondement de notre universalité, et le Divin intérieur dont notre être psychique, le vrai individu évolutif, est une part, une étincelle, une flamme qui grandit en le Feu éternel où il fut allumé et dont il est le témoin toujours vivant en nous et l’instrument conscient de sa lumière, de son pouvoir, de sa joie et beauté. »

Sri Aurobindo, La Synthèse des yogas

C’est dans la plus profonde des intériorités, dans l’être psychique, parcelle du Divin éternel manifestée sur terre, que le vrai ré-enchantement a le pouvoir de transformer l’existence morose des humains affairés dans la boue des sensations matérielles et de l’élever aux vérités éthérées de l’âme divine. C’est un enchantement de nature divine qui ne peut tomber dans le désenchantement propre à toute euphorie égotique et passagère, comme la joie d’une rencontre, d’un nouveau président, de succès variés, de gains matériels ou autres. Car la joie de l’être psychique est une joie pure, non motivée, qui existe en soi et qui vit son bonheur au contact de l’Éternel dans les choses. C’est-à-dire une joie qui jouit de toutes choses dans l’unicité de la vie universelle. Étant d’essence divine, l’être psychique est libre des plaisirs du vital, de la convoitise, de la jalousie, de la cupidité, de l’esprit utilitaire, calculateur, compétitif et se réjouit du Bien, du Vrai et du Beau, dont il constitue la trame, dans le contact avec les choses et les êtres. Cette extraordinaire intériorité jaillit de l’Éternel et enflamme tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle touche, dans une divine ivresse dans une créativité sans fin. Sous les mains de l’Éternel, la terre est de la pâte à modeler où se créent les matériaux du vrai, du beau et du juste, un monde féérique qui enchante tous et chacun dans une harmonie béatifique dont un soupçon de la grandeur se reflète dans l’inspiration de la musique, des arts, de la danse.

« On peut dire que l’homme, dans tous les pouvoirs supérieurs de sa vie, est en quête de Dieu, bien qu’assez aveuglément. Atteindre le Divin, l’Éternel en lui-même et dans le monde, et les harmoniser, accorder son être et sa vie à l’unisson de l’Infini, tel est le but secret et la destinée qui se révèlent aux parties supérieures de sa nature. Il part à la recherche de son moi le plus haut et le plus large, le plus parfait,  et, dès l’instant où s’établit le contact, il découvre que ce moi en lui (l’être psychique et non pas l’ego) est un avec le grand Moi, la grande Âme du Vrai, du Beau et du Bien dans le monde, auquel nous donnons le nom de Dieu. »

Sri Aurobindo, Le Cycle Humain. (Parenthèse de l’auteur)

Dans la crise actuelle, la réalité concrète, qui est l’aboutissement de l’évolution de l’homme dans son plus petit dénominateur, nous pousse à élire ou choisir entre un représentant du faux et un autre. Il est évident que l’absurdité de ce choix reflète notre propre conscience, l’image de nous-mêmes, et nous ne pouvons que nous prosterner devant les termes révélateurs de Krishnamurti : “Nous sommes le monde !” Le monde qui nous fait peur, nous horrifie, nous interpelle de tant de façons, est pourtant nous-mêmes ! Nous le façonnons, passivement ou activement, par notre inconscience, notre manque d’amour, nos avidités, notre égoïsme, nos peurs, notre soif de réussite dans le chacun pour soi, un monde que nous organisons pour servir nos intérêts en nous servant des autres. Individuellement et collectivement, l’homme est perdu et il faut avouer qu’il n’y a aucun remède au niveau de conscience qui est responsable de sa faillite. Voir avec lucidité mais sans réaction ce tableau alarmant, qui est l’envers de la médaille, c’est entrevoir une autre façon de vivre où il ne s’agit plus de rapiécer les vieux systèmes égotiques, mais de s’ouvrir à une dimension d’être spirituelle qui nous oblige à mourir à nous-mêmes, sans compromission avec ce qui est faux. Cette “sagesse du mourir” est la prémisse de l’enchantement d’un nouveau monde, qui est là en nous-mêmes dormant, et que nous devons féconder à la lumière de l’Éternel. Le choix est le nôtre, mais il n’y a plus de temps, c’est maintenant… 

« Nous pouvons nous dégager des limitations pratiques immédiates et recréer nos âmes au contact de l’idéal et de l’universel. Nous commençons à secouer nos chaînes, nous nous libérons de l’aspect carcéral de la vie, où la Nécessité est le geôlier et l’Utilité, un éternel tyran ; nous avons accès aux libertés de l’âme, nous entrons dans l’infini royaume de beauté et de félicité de Dieu, où nous nous saisissons des clefs de l’absolue découverte de soi et nous nous ouvrons à la possession et à l’adoration de l’Éternel. »

Sri Aurobindo, Le Cycle Humain.

La “Réalisation” c’est “rendre réel” la vie spirituelle dans toutes les parties de notre nature, physique, émotionnelle et mentale. C’est détrôner une fois pour toute l’ego séparateur pour faire rayonner l’âme d’essence divine. C’est construire un nouveau monde avec les matériaux du Vrai, du Beau et du Bien, dans une infinité d’être. C’est se réaliser à la fois dans la vie universelle et faire jaillir ce qui est unique en chacun.


Publié par Dominique Schmidt dans le n°144 de la revue 3ème Millénaire de juin 2022, intitulé « Le réenchantement du monde »

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