Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°118, Hiver 2015, « Vivre l’instant présent »

Vivre dans le Présent authentique par la Connaissance de Soi


En apparence, vivre l’instant présent semblerait être la chose la plus facile au monde, mais comme cet article va chercher à le montrer, seul l’être libéré accède à l’éternel présent et vit pleinement de moment en moment. La plupart d’entre nous, ressentant le besoin de revivre la sensation des expériences passées, vacillons entre la nostalgie d’un passé révolu et l’inquiétude ou l’anticipation du lendemain : le présent n’est qu’un passage occupé par la pensée et le désir.

En fait, la notion de la temporalité, de vivre pleinement l’instant présent, est un souci unique à l’homme. L’animal est le présent : il vit inconsciemment les besoins de son organisme selon les rythmes de la nature. Cette vie, inconsciente du moment présent, n’est pas ce à quoi l’homme doit aspirer. Manger, dormir, procréer ne sont pas vivre, mais exister ! Seul l’homme-animal se contente de vivre le présent routinier, dans le confort matériel et sans élévation de l’âme. Son idéal est le bonheur : vivre intensément l’instant présent, l’épanouissement, aussi bien émotionnel que spirituel.

Pourtant, la réalité des faits semble trahir cet idéal. L’homme court après un présent qui lui échappe chaque fois qu’il pense l’avoir saisi. Ce n’est pas un hasard s’il a créé l’adage “Carpe Diem”, car l’instant présent lui file entre les doigts.

Dans l’ignorance de la nature profonde des choses, nous confondons la sensation de plaisir suscitée par un objet particulier avec la joie d’être inconditionnelle qui ne dépend d’aucun objet pour son bien-être. Le plaisir est d’une tout autre catégorie, d’une tout autre nature, que le bonheur qui existe en soi. Le bonheur est un état d’être qui participe au mouvement même de la vie universelle, tandis que le plaisir n’est qu’une incidence, un élément de ce tout, de cette vie créative et dynamique. Lorsque la conscience s’attache à un objet qui lui apporte du plaisir, cet attachement la retire du contexte de la réalité non-duelle. L’identification de la sensation à un objet provoque la naissance d’un moi séparé du tout. Le “je” ainsi éveillé devient autonome, c’est-à-dire qu’il vit son existence à part, dans l’expansion de son égocentrisme. Il se nourrit essentiellement de sensations éphémères. Ainsi naît le “je”, entité toute préoccupée de la satisfaction de ses avidités insatiables. L’objet avec lequel l’ego s’identifie est l’élément qui le conditionne et lui prête une identité, une image de soi inséparable de l’objet de prédilection (ma voiture, ma maison, ma femme, mon parti, mon pays, ma religion, mon nom, etc.)

L’avidité est le sentiment constant qui occupe notre être inconsciemment comme un manque continuel qui sous-tend notre conscience, alors que le désir d’un objet (argent, possessions, possessivité, réputation, etc.) est la phase consciente du désir, qui détermine le destin du moi séparé selon la nature des objets (corporelle, matérielle, spirituelle). Cet emprisonnement dans le cercle vicieux « sensation-désir-plaisir-douleur-mécontentement-soif d’être ou d’avoir plus » est ce que l’on appelle « le processus du moi ». Le terme “processus” implique un mouvement, un dynamisme, dans lequel le moi psychologique est inséré dans le temps psychologique, c’est-à-dire le temps nécessaire pour parvenir à la satisfaction de ses avidités. Dans le mouvement de l’être en contact avec la réalité : perception-sensation-objetdésir, rien n’est faux en soi. C’est de l’identification à l’objet qu’il nous faut nous libérer afin que le moi psychologique, l’ego, ne puisse pas se développer.

Ceci explique pourquoi nous sommes dans l’impossibilité d’atteindre le bonheur et de vivre pleinement et harmonieusement le présent, tant que nous le confondons avec le plaisir. La joie d’être inconditionnelle inclut dans son état de béatitude tout ce qui existe sans exclusion, alors que le plaisir, qui est l’objectivation du désir d’un objet particulier, est exclusif. La sensation de plaisir, quand elle est identifiée à un objet, se cristallise en un “je-désirobjet”. Sans identification à un objet, il ne peut y avoir naissance d’un “je” séparé de la vie dynamique et universelle. Le jour où l’individu n’est plus attaché à aucun objet, il est en même temps libéré de son “je” personnel et du temps du devenir psychologique, ce qui l’intègre dans le présent authentique de la réalité intemporelle.

La naissance de ce moi illusoire avide de l’expérience des objets de plaisir exile la conscience de la vie universelle. Le “je” aliéné de la réalité totale et inconditionnée souffre de son isolement et, afin de se soulager, recherche fébrilement ce qu’il croit être le bonheur, sous forme de plus de plaisir. Dans cette course effrénée, il ne se rend pas compte que le plaisir qu’il ressent n’est en fait qu’un relâchement des tensions causées par ce faux moi.

Est-ce que l’énergie du désir doit être rejetée, à l’instar des ascètes ou de certaines voies spirituelles ? Ou plutôt, faut-il la libérer car elle est la vie même, universelle, mais restreinte par notre attachement à un objet, comme un barrage arrête le courant d’une rivière et la rend stagnante ? En fait, c’est l’attachement aux objets qui nous retire du jeu vivant du véritable présent et du contexte de la réalité créative et dynamique. Il suffit de dénouer “l’objet-je” de notre conscience pour que la vie puisse y couler sans entraves. Il nous faut nous détacher des objets tout en les aimant mais sans les extraire du contexte indivisé de la réalité. Une fois que nous avons pris conscience de l’illusion dans laquelle nous vivons, l’énergie de désir qui sous-tend notre ego se transforme en énergie d’amour, de complétude. Libérée du “je” nous sommes maintenant disponible au moment authentique de la vie universelle qui se déverse alors dans notre conscience.

une notion erronée dont il nous faut au plus vite nous libérer si nous ne voulons pas nous égarer dans le labyrinthe des faux-devenirs que nous proposent les différentes écoles du développement de soi, c’est l’illusion qu’avec le temps le “je” atteint l’illumination. De fait, le “je” ne peut devenir illuminé, puisqu’il est illusoire ! C’est pourquoi son présent est une utopie car il est construit par les matériaux de ses propres projections dont les ingrédients sont avidité-désir-objet. On peut certes lui accorder une place relative dans la réalité humaine conditionnée qui fonctionne dans la hiérarchie des identités de moi séparés, mais dans la réalité réelle il n’est qu’un fantôme que la pensée crée afin de perdurer dans un monde évanescent en perpétuel changement. Paradoxalement, la richesse infinie du réel nous est octroyée dans l’unicité de l’instant présent lorsque nous sommes absents, lorsque le “je” ne s’affirme plus et qu’il laisse la conscience vide, vacante, sans choix, mais éveillée et réceptive à la totalité de l’existence. L’universel se déverse alors dans l’individuel devenu vide du “je” et forme maintenant un couple indissociable : l’individu-universel.

Beaucoup d’individus, lorsqu’ils se lancent sur la voie intérieure, s’imaginent que pour vivre le présent authentique, l’éternel maintenant, il leur faut être libérés du mental, de la pensée et de la temporalité. La seule chose dont il nous faut en fait nous libérer est notre ego, car non seulement il résulte du passé, donc du temps conditionné, mais en outre il ne peut, de ce fait, connaître que la continuité de ce qui a été dans une forme modifiée de ce qui devrait être, qui n’est que la projection de son insatisfaction présente.

Une fois l’ego dépassé, il nous est possible de vivre dans la jouissance de l’intemporel présent tout en fonctionnant harmonieusement dans la temporalité des trois temps du mental (passé, présent et futur), c’est-à-dire dans une intégralité temporelle créative. Ce fonctionnement simultané de notre être, libéré de l’ego, dans l’éternel intemporel et dans le temporel permet à l’intelligence inconditionnée de fonctionner adéquatement dans la temporalité. L’Être intemporel et notre devenir temporel sont ainsi réconciliés dans l’éternel présent.

Chacun de nous a vécu des moments authentiques de plénitude d’être ou tout au moins de bien-être, et généralement, à bien y regarder, il s’agissait de moments où notre moi, notre “je”, était absent, des moments de grâce où la mémoire, les mots, le moi et ses besoins n’étaient pas actifs. il nous faut mourir à nous-mêmes pour renaître dans la vie sans frontières, libres de l’amarrage des désirs. Ainsi, vivre et mourir en même temps, de moment en moment, nous ouvre le portail de l’infinitude d’être qui se renouvelle dans l’éternel présent. Libres de la nostalgie du passé et de l’anticipation de l’avenir, nous sommes en contact direct avec la réalité profonde. Pour découvrir cet état sublime inconditionné dans les conditions de notre existence, il nous faut être vigilants et ne pas laisser le moi s’accrocher aux expériences passées. Notre conscience devient alors la réalité, elle s’ouvre à l’infini. Si nous devions qualifier sa relation à la vie, nous pourrions la décrire comme un état d’être disponible à l’expérience non-duelle dynamique du présent éternel, qui est en fait la vie universelle en action dans notre conscience réceptive où tout coexiste dans la joie de la non séparation.

C’est seulement quand le “processus du moi” est dépisté par chacun de nous et libéré de notre conscience que nous commençons à vivre dans le vrai présent où la société, l’individu et le monde vivent en harmonie et peuvent construire un vrai futur avec les matériaux de l’éternel présent.

LA MUTATION DU PRESENT

Le but premier de la nature, semblerait-il, a été de créer des centres de conscience de l’Être indivisé universel. une fois le moi éveillé à lui-même, le sentiment de séparation qu’il éprouve ne pourra disparaître que lorsqu’il découvrira sa véritable origine où l’univers, le monde et lui-même ne forment qu’un seul Être dans l’expression triple pour le jeu (Lîla) de la manifestation temporelle. Toutes les multiples étapes préliminaires ne sont que le cheminement de la Conscience dans les expériences progressives qui acheminent l’ego à sa transformation lumineuse par les vérités cachées qui le soutiennent. Dans l’étape présente, l’ego va de-ci de-là, perdu dans le labyrinthe des devenirs et des expériences qui, bien que nécessaires, s’avèrent toujours limitées et le remettent toujours en cause.

il semblerait que nous approchions le deuxième but de la nature dans l’évolution de notre monde dans la temporalité. Certains sont prêts à mourir à eux-mêmes pour renaître dans la Transcendance intemporelle, ils se détachent du monde ; d’autres continuent leur expansion individuelle en s’ouvrant de plus en plus à la connaissance et aux lois universelles ; d’autres encore suivent la voie de la transcendance pour réaliser l’éternel intemporel pour mieux se replonger dans l’éternel temporel : ils entrent au sein d’un nouveau dynamisme de transformation où la nature universelle développe de nouveaux principes d’expression supérieur au Mental afin que l’infini puisse prendre son essor dans le fini ; notre corps, notre vie, notre mental, ne sont que des instruments d’expression limités qui seront transformés puis complétés par d’autres instruments plus adéquats pour révéler la conscience infinie dans l’infinitude d’être de l’éternel présent. Toutes ces voies sont des variantes de cet infini infini…


Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°118, Hiver 2015, « Vivre l’instant présent »

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