Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°133, Septembre 2019, « Faire ou ne pas faire ? – La volonté en question »

Le Tao de l’action par le non-agir


« Le Tao est éternellement sans agir ; cependant, tout est fait par lui. »

Tao Te King

La vie est action et anime tout ce qui existe. Chaque être, chaque atome, est mû par la force intrinsèque à sa nature. L’action est le Devenir créatif de l’Être dans une forme distinctive, celle d’un arbre, d’un animal, d’un homme, etc. La Nature qui actualise la diversité des formes agit par une Volonté transcendante (Chit-Shakti) et conduit les mondes à leur destination finale, vers quoi tend leur potentiel. Ainsi le germe d’un pommier prend racine sous terre et s’épanouit pleinement à la naissance de la pomme. Le fruit, l’arbre, le tronc, les branches, les feuilles sont involués dans le germe, chaque élément qui émerge successivement est une étape dans le temps. Il en est ainsi pour tous les règnes qui s’accomplissent en déployant ce à quoi ils étaient prédestinés par les lois de la nature. Tout dans l’univers est éclosion d’un potentiel qui se révèle pleinement dans la forme accomplie.

La question que l’on pourrait se poser est : « Qui est ce grand artiste qui peint l’immensité d’un univers, une toile infinie dont les touches distinctes dans la diversité sont en perpétuelle formation, régénération, transformation ? » C’est comme si l’Être non-manifesté intemporel se manifestait Lui-même dans le temps et l’espace, caché dans sa création sous forme de Graine (le prototype archétypal), de potentiel, dont la Nature actualise les formes (Swabhava). Y a-t-il des vérités que Mère-Nature cache à l’homme intentionnellement et qu’il lui est donné de découvrir par lui-même en se hissant au-delà de son humanité présente assujettie à l’ego ? Si le germe du pommier est complètement accompli et révélé quand il devient fruit, l’homme, dans son état d’ego, est-il la dernière intention de la Nature ?

La Nature a donné à l’animal un instinct qui agit en lui inconsciemment avec justesse, mais à l’homme, en plus de l’instinct, elle a donné l’esprit, la capacité de penser et la volonté de désir pour s’accomplir lui-même. Cette nouvelle capacité n’est cependant pas infaillible comme l’instinct, la pensée de l’homme s’égare dans les mille objets du désir. La perfection d’une fleur s’est faite spontanément dans son inconscience, sans qu’elle ait eu à y participer. Pour l’homme, il n’en est pas de même : c’est à lui que revient la tâche de se réaliser, mais cette fois-ci en pleine conscience et par sa propre volonté. Pour cela, la volonté égotique tissée de désirs, produit de la Nature, est-elle appropriée ou doit-elle faire place à une autre forme de volonté, de nature divine, intuitive et universelle ?

La nature nous offre un spectacle infini de multiples beautés, comme si elle voulait à travers elles nous communiquer un message. Ne percevons-nous pas dans l’accomplissement parfait de la Nature sous la forme d’une rose sa beauté immuable qui émerveille le monde entier ? Néanmoins – et cela  doit nous interpeller – il semble y avoir un hiatus en l’homme qui va à l’encontre de cette perfection que l’on trouve naturelle dans la rose. Il semblerait que la Nature ait en l’homme un dessein autre que celui de la perfection de la rose ; ce n’est plus Elle qui doit façonner son destin, c’est lui-même qui doit parachever ce qu’elle a commencé en formant son ego. En effet, la rose est l’aboutissement de la Nature, elle s’est accomplie par sa Volonté. La rose ne s’est pas réalisée elle-même par un effort personnel et conscient, c’est dans l’inconscience de sa forme que sa beauté s’est réalisée, alors que l’homme doit justement sortir de cette inconscience première pour parvenir au même but. Cette perfection doit s’accomplir, non plus passivement aux mains de la Nature, mais activement avec les outils qu’elle a donnés à l’homme : la volonté et l’intelligence réflexive.

La Nature nous a accompagnés pendant des millénaires pour former notre ego, mais ensuite elle nous laisse seuls dans la gestion du capital de notre propre devenir. Coupés de l’Être, de l’Intemporel, de notre origine métaphysique, nous nous sommes épris des phénomènes et des apparences et en sommes devenus les esclaves. Le voile de l’ignorance, de l’inconscience, recouvre notre volonté personnelle dont le vouloir est centré sur la satisfaction du Désir. Nos sens, tous portés vers l’extérieur, convoitent les choses sans se rendre compte qu’elles proviennent de l’Unité indicible. L’esprit d’appropriation nous égare loin de l’unité, secrète essence de notre être, et nous sépare les uns des autres.

Ce premier Vouloir, pourrait-on dire, dans l’ignorance de la vérité de l’Un dont il est issu, s’est jeté dans la convoitise, dans l’avidité et la possession des apparences de l’Un, ce qui provoque la monstruosité ou la déformation qu’est l’Ego dont la soif insatiable des choses et du pouvoir l’éloigne de sa Source divine d’autant plus qu’il s’affirme davantage et le fait souffrir. Le monde divisé par la possessivité agressive et exclusive et par la ruée sur les biens terrestres en est le reflet.

Ce n’est qu’après saturation, dégoût, aliénation, isolement existentiel, souffrance, que surgit une nouvelle volonté qui rejette la première, la volonté de désir, dont le vouloir est axé sur la transcendance de l’ego et son annihilation dans l’extase du Non-Être. Ce mouvement révolutionnaire anarchique, dans son sens de négation hiérarchique de l’échelle du pouvoir de l’ego, culmine dans le non-vouloir, le non-désir. Cette étape est essentielle, mais le danger est se faire les apôtres de l’Un, les extrémistes de la non-dualité, qui, en rejetant la dualité rejettent du même coup la manifestation qui l’a engendrée, et devenir ainsi les prédicateurs du détachement, du renoncement, ne voir du monde que les apparences illusoires, une Maya de formes sans contenu intrinsèque, indigne de notre intention. Ainsi, l’ego se dissout dans l’Un (l’état du Nirvâna) et fait fi en même temps de la riche et merveilleuse diversité de la création. L’univers est en perpétuel mouvement mais il est soutenu par l’immuable stabilité. Le temporel et l’intemporel sont les principes éternels de la réalité ultime coexistant dans le dynamisme de l’existence. La réalisation exclusive d’un de ces principes rend la vie bancale et l’homme tronqué : elle ajourne la réalisation intégrale de son être.

Ce non-vouloir qui nous intègre dans l’Un n’est pourtant pas le dernier mot que Mère-Nature a en vue. Ce retour dans l’Origine, le Tao, n’est pas une fin en soi mais un passage nécessaire à la régénération de notre être. Bien que l’abnégation ou l’abandon de notre moi soit nécessaire pendant un certain temps pour dépasser les forces obsédantes de l’ego en les rendant inactives, ce n’est pas pour cela que la manifestation dans le mouvement créateur du devenir de notre monde s’est déployée. Le retour en l’Être doit être suivi, concomitamment, par le retour dans le Devenir, qui n’est que son expression créative. L’action qui y surgit n’est plus séparée de l’Un, de la vie universelle, mais en est une expression unique dans le jeu divers de la manifestation. Le ‘faire’ de l’ego, qui n’est qu’agitation et réaction aux objets de la vie construits par l’avidité, doit être ‘défait’, non pas par la volonté personnelle issue du désir égotique, mais par le discernement issu de l’intelligence universelle. Les objets qui hantaient l’ego disparaissent. Une philosophie du détachement volontaire n’atteindrait pas le but recherché mais au contraire remettrait l’ego en marche.

Après ‘le faire’ puis ‘le défaire’ où le moi se vide de son contenu (car il n’est que la forme que prend sa pensée en fonction de ses ambitions et ses avidités), on entre dans le portail sacré du Vide, le lâcher-prise de l’ego dans le non-agir de la Source. C’est à partir du ‘non-agir’ que la véritable action prend son essor et agit d’une manière créative et harmonieuse car elle n’est plus séparée de l’être pur. Ce qui a disparu dans le non-agir, c’est l’ego, pas l’existence qui prend maintenant sa véritable signification, et, se détachant du petit moi, devient plénitude de l’être. L’ambition matérielle, spirituelle, n’étant plus, le monde est recréé dans la simplicité de l’essence indivisible.

J. Krishnamurti révèle au monde un moyen simple et efficace de dissoudre l’ego sans que le remède n’amplifie le mal, comme c’est le plus souvent le cas dans les philosophies où le penseur et la pensée ne sont pas remis en cause et nous laissent dans les prétentions inhérentes au savoir intellectuel.

L’action de l’ego, selon Krishnamurti, n’est que l’activité d’un moi affairé à son expansion et à la satisfaction de ses divers désirs. Tout mouvement du moi, qui n’est en fait qu’un mouvement centripète, ne peut que l’aviver, car le désir s’auto-génère. Même quand le moi décide de renoncer à lui-même, par un excès de frustration, il reste présent au centre même de sa renonciation. Une fois que nous prenons conscience que toute action de l’ego n’est que réaction, notre volonté perd de sa force préhensive vis-à-vis des objets. L’effort de l’ego pour devenir ou ne pas devenir étant absent, la conscience devient sans choix, ce qui la rend suprêmement sensible et lucide, ouverte au mouvement du tout, à la vie universelle. Cette conscience lucide passive et sans choix, c’est par exemple la conscience de l’androgyne qui est à la fois féminin et masculin, yin et yang. Dans cette intégration subtile, l’intelligence est libérée de sa fixation exclusive et son action devient en accord avec le réel. Le moi fermé sur lui-même s’ouvre et est désintégré par cette ouverture, car sa survie dépendait du champ clos de ses possessions. Cette ouverture provoque une nouvelle naissance où les frontières, l’argent, le pouvoir, les titres notariés, sont dissous. N’être rien, sans la notion de cette diminution d’être qui deviendrait alors un nouveau statut dans la fierté spirituelle du non-être, telle est la porte ouverte sur le festival du tout qui se réjouit en nous-même.

La volonté de l’ego est toujours présente et active dans ses observations, ce qui conditionne les faits observés. Pour nous libérer de cette impasse du conditionnement inhérent à la dynamique de l’observateur – l’observé, Krishnamurti essaie de nous éveiller à un état de conscience qui fonctionne sans l’observateur. ‘La conscience lucide, passive et sans choix’ engendre une action spontanée et authentique à partir du non-agir. C’est dans le silence du mental que s’exerce l’observation pure. Il s’agit de développer notre capacité à regarder quelqu’un, quelque chose ou nous-même, sans jugement, sans comparaison, sans approbation ou condamnation, sans l’intrusion de la pensée. Ce regard que l’on pourrait qualifier d’impersonnel est par ce fait indivisible d’avec l’objet observé, il n’y a pas de biais psychologique divisant le réel par ses a priori qui s’immisce dans ce regard pur. Dans cette conscience sans choix s’effectue une mutation de la volonté où le désir sélectif est transformé en amour pur et inconditionnel, qui par nature participe du tout sans le fractionner. C’est dans l’action du moment qu’il faut suspendre ses propres motivations, comme par exemple notre attitude de juger quelqu’un sur ses vêtements, son attractivité, sa profession, son statut social ou religieux, ses idées, etc. au lieu de l’écouter vraiment. C’est dans ce sens que Krishnamurti nous dit que la connaissance de soi authentique ne peut se faire isolément dans une grotte mais dans la relation active qui, comme un miroir, révèle et reflète nos désirs, nos avidités inassouvies et nos intentions inavouées. C’est une fois que nous apprenons à surprendre sur le vif nos intentions et avidités inconscientes que nous sommes étonnés de voir que progressivement notre mental se tait et écoute de plus en plus dans un accueil bienveillant toutes les expressions de la vie sans leur imposer le sceau du jugement. Et dans cet accueil nous sommes aussi surpris de découvrir que nous laissons à autrui une chance d’être lui-même et, par ce fait, de se découvrir et de s’épanouir. L’observation pure et sans choix dans toute sa simplicité est une expression de douceur et de volonté purifiée du désir, que Krishnamurti nous invite à embrasser pour la régénérescence de notre conscience.

Pour compléter notre tableau sur la nature de la volonté, du faire et du non-faire, il faut dire quelques mots sur Sri Aurobindo, pour qui la volonté de désir qui a engendré l’ego serait l’aboutissement d’une longue évolution qui s’est déroulée dans l’Âvidya, l’Ignorance cosmique. Une fois que la Nature, Prakriti, a réalisé l’individualité séparée, l’Ego, celui-ci doit être dépassé par une autre conscience d’origine divine, l’être psychique, qui a toujours été présent derrière le champ évolutif de la nature. L’ego ne serait qu’une phase préparatoire dont témoigne aujourd’hui, ironiquement, l’énorme malaise que nous vivons et notre agonie au sein même de notre puissance. Dans sa volonté de ‘réussir’ à tout prix, l’ego s’autodétruit comme un château de sable sous son propre poids. La force Supramentale descendue dans l’atmosphère terrestre depuis peu fait pression sur l’individu pour que s’éveille en lui cette étincelle divine. La découverte de l’être psychique dans notre nature est une véritable révolution.

Cette nouvelle volonté, d’origine divine, qui remplace l’ego, recrée le monde dans l’action de l’amour et de l’intelligence purs. L’action de l’ego qui n’est que réaction attend toujours les fruits de son labeur, il ne fait rien sans un mobile d’intérêt personnel ; quand il aime, par exemple, c’est parce qu’il ressent une attraction, tout le ramène à lui-même. En revanche, l’action de la nouvelle conscience converge avec ce qui doit être fait sans que n’existe une idée de profit ou de rendement ; l’amour qu’elle ressent est universel, il n’est ni un calcul ni le résultat du désir. Il est comme les rayons du soleil qui se répandent sur tous les objets sans jamais revenir sur eux-mêmes. Il y a une triple mutation de la conscience, de la volonté et de l’amour dont l’expression est divine. Ceci n’est que l’ébauche d’un champ d’investigation infini, car, une fois sur la bonne voie, l’obstacle de l’ego déblayé, nous pouvons construire un nouveau monde avec des matériaux nobles d’une amplitude égale à leur essence divine.

On entend souvent dire « Ce n’est pas moi qui agis mais l’univers qui m’aide à réaliser mes projets ». Cette assertion est trompeuse, elle est le plus souvent un faux-semblant du ‘non-agir’ taoïste. L’inertie naturelle à l’ego effrayé par l’inconnu embrasse cette vérité taoïste avec joie car elle lui donne un prétexte pour ne pas changer dans le fond et se contenter d’un changement de surface, comme par exemple, porter une robe orange, aller vivre en Inde, appartenir à une communauté, un ashram, etc., qui sont pour l’ego devenu spirituel autant d’éléments d’identification confortables. Est-ce là une action authentique du non-agir ou plutôt une mascarade où l’ego peut continuer dans la routine de ses images complaisantes et agir en toute bonne conscience au détriment de l’univers ?

Contrairement à cette complaisante passivité du ‘il n’y a rien à faire, l’univers s’occupe de tout », Sri Aurobindo évoque un surprenant dynamisme mutuel entre l’individu et l’univers : ‘l’Universel s’individualise et l’Individu s’universalise.’ C’est une véritable dynamique d’interaction créative qui a lieu en fait entre l’univers et nous-même, dans laquelle l’univers nous prête ses énergies cosmiques que nous devons utiliser afin de créer de nouvelles formes d’expression qui retournent ensuite au sein de la matrice universelle pour de nouvelles possibilités de création.

« L’individu, en tant qu’être ou esprit, n’est pas enfermé dans son humanité – il a été moins qu’humain, il peut devenir plus qu’humain. L’univers se découvre lui-même à travers l’individu, et celui-ci se découvre dans l’univers, mais l’individu est capable de devenir plus que l’univers, puisqu’il peut le dépasser et accéder à un absolu au-dedans de lui-même et de l’univers, et par-delà.« 

Sri Aurobindo

Je laisse le lecteur méditer ces mots de Sri Aurobindo et voir la place de l’action dans cette vision nouvelle de la vraie individualité dépassant l’ego.


Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°133, Septembre 2019, « Faire ou ne pas faire ? – La volonté en question »

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