Publié par Dominique Schmidt dans le n°150 de la revue 3ème Millénaire, Hiver 2023, intitulé « Dualité et Non-dualité »
La dualité : Clef d’une Transformation Alchimique
La dualité et la séparation suscitent en l’individu un besoin de paix et d’harmonie. Quand les plaisirs, les passions, les ambitions de l’ego sont perçus comme vains, superficiels, et que leur satisfaction apporte frustration, incomplétude et douleur, l’individu se dés-identifie de toutes choses et se libère de l’attachement. Ce détachement des choses et des relations exclusives finit par causer un détachement d’avec soi-même. De plus, si l’individu aspire à la vie spirituelle, il tend à lâcher prise de ce monde précaire saturé de dualité et découvre dans cette expérience la joie ultime et sans objet de la Non-Dualité. Cette expérience indescriptible de joie pure libère l’individu de lui-même dans la substance de l’Être immuable dont la réalité indivisible n’a plus de rapport avec notre monde. La dualité est vaincue, l’individu qui était maintenu dans son jeu, du « mien » et du « tien », disparaît. Il ne reste plus que l’ineffable réalité sur laquelle plus rien ne peut être dit, car elle échappe à notre langage pétri de dualité. C’est le Silence, le Vide, le Shûnyam des bouddhistes, la réalisation ultime dans la transcendance où rayonne, sans les nuages des formes, l’Être infini.
Mais la dualité oppositionnelle, – l’expérience de l’ego où tout est soumis à la loi du plus fort -, est-elle irréductible ou cache-t-elle en son sein la profonde unité d’un amour pas encore réalisé ? Faut-il fuir ce monde de dualité vers un nirvana bouddhique, vers un paradis céleste ou déchiffrer son secret, voir si elle ne possède pas la clef d’une transformation alchimique où se niche la pierre philosophale ? Voilà le défi qui consiste à trancher ce nœud gordien qui sépare les écoles spirituelles. La dualité serait, symboliquement, comme un fourneau purificateur qui transmue la matière grossière en or fin, l’animal-homme en un être divin. Ainsi, au lieu d’être un mal en soi, la dualité serait un bien caché, l’énigme fondamentale du mystère de l’Être et de l’origine de notre monde.
« Ce qui lui (le chercheur) semblait être une sombre et incompréhensible Maya (illusion) n’était rien autre, tout le temps, que la Conscience-Puissance de l’Éternel hors du temps et sans limites, au-delà de l’univers, mais répandu ici-bas sous le masque des contraires brillants et obscurs, pour le miracle d’une lente manifestation du Divin dans le Mental, la Vie et la Matière. » SriAurobindo, La Synthèse des Yogas.
La Dualité, selon Sri Aurobindo, serait l’expression éternelle de l’Âme et de la Nature (Purusha et Prakriti). Ainsi l’Être pur et la Manifestation seraient une dualité éternelle nécessaire à la vie créative. L’Être est sans forme : la Nature, le monde manifesté est sa forme. C’est-à-dire que derrière la montagne, l’oiseau, l’arbre, l’homme et toutes choses, se trouve l’Être omniprésent. Cette dualité permet un jeu infini de possibilités d’être. Elle s’exprime selon les plans (matériel, vital, mental d’envergure cosmique) que la Nature a créés pour qu’un dynamisme multidimensionnel s’effectue au sein de l’individu qui évolue en elle. Ainsi, la matière, le corps, donne à l’esprit un champ d’action et un véhicule, dualité sans laquelle il ne pourrait se déployer, s’actualiser, se réaliser.
« Cette Dualité est également nécessaire pour la manifestation, car elle crée et rend possible ce double courant d’énergie qui toujours semble indispensable aux travaux du monde : deux pôles du même Être, mais cette fois plus proches l’un de l’autre dans son essence ou dans sa nature dynamique. En même temps, du fait que les deux grands éléments du divin Mystère – le Personnel et l’Impersonnel – sont ici fondus l’un en l’autre, le chercheur de la Vérité intégrale sent qu’avec la dualité Ishwara-Shakti (le Seigneur divin et son Pouvoir créatif d’exécution), il est plus proche du secret intime et ultime de la Transcendance divine et de la Manifestation, qu’avec aucune autre expérience. » Sri Aurobindo, Ibid.
L’expérience de la Non-Dualité en laquelle tout ce qui existe est fondu dans l’Un, la réalité une et indivisible, dans le sens où toutes les poteries sont constituées de la même substance terre, implique une ineffable Êtreté sans différenciation, sans nom et sans forme. Selon cette réalisation spirituelle, la forme à laquelle notre être est identifié ne serait qu’apparence illusoire. C’est l’état d’illumination de l’être éveillé ! Dans la Non-dualité ainsi vécue, l’individu n’existe plus ! L’individu dissous dans la non-dualité ne peut témoigner que de sa non-existence ! Il devient, au plus, un témoin détaché du monde et du fantasme des formes inexistantes en elles-mêmes ! Il vit en ‘Cela’ par-delà toutes formes. Cette expérience transcendantale non-dualiste n’est pas la seule vérité, car, par la vision élargie et intégrale que propose Sri Aurobindo, Dualité et Non-Dualité coexistent dans un dynamisme nécessaire au jeu de la création. Dualité et non-dualité deviendraient ainsi bi-une et formeraient en leur complémentarité un tableau complet du réel.
La dualité possède plusieurs étapes selon la croissance et la maturité de la conscience de l’individu. Il y a en premier lieu la dualité oppositionnelle, brute et séparatrice (moi je suis moi et toi tu es autre ; je ne crois qu’à ce que je vois !). Cette dualité conflictuelle est ensuite transformée en polarité complémentaire. Par exemple, une femme faible et passive est attirée par son opposé, un homme fort et dominant, ou vice-versa ; une fois ce complexe surmonté la relation se transforme dans l’harmonie de la complémentarité : l’opposition s’est transformée en polarité. À la prochaine étape la dualité s’assouplit davantage et devient bi-une, c’est-à-dire qu’autrui est perçu comme un autre soi-même, tout en étant apprécié en lui-même dans son unicité. C’est l’expérience de l’union dans la différence, mais qui n’est plus une différence séparatrice. Et finalement, à un stade encore plus élevé du jeu de la dualité, elle reflète les vérités de l’Être infini qui est à la fois l’Un et le Multiple. Rappelons-nous de l’expérience du sage hindou Ramakrishna qui au seuil de la libération dans l’Un préfère goûter le sucre que le devenir ! C’est l’état suprême de la non-dualité-duelle (bi-une). S’il y a l’Être, il y a aussi la Nature, la Manifestation, la Création. La dualité en apparence négative au début de l’évolution devient suprêmement positive en son accomplissement. Cependant elle n’est pas éliminée, elle est subtilisée.
La dualité en fait nous construit et l’ego qui en résulte est une étape nécessaire, préparatrice de la découverte de l’âme, notre vraie individualité. Une enfance difficile, la perte d’un être cher ou tout autre adversité est souvent le meilleur enseignement pour nous accomplir. La dualité perçue sous cet angle est initiatique. Ne pas relever le défi et jeter l’éponge trop tôt, c’est nous détourner de l’opportunité de nous trouver vraiment en un être mûr et intégral, épanoui dans la force et la douceur, expression du meilleur du féminin et du masculin en un même être. Grâce à ses expériences dans la dualité et aux leçons qu’il en tire, chaque individu se développe d’une manière unique, à la fois riche et multiple, alors que le refus de vivre la vie dans tous ses méandres dualistes en faveur du retrait transcendant, peut certes apporter une forme de tranquillité intérieure, mais au prix d’une personnalité unilatérale privée de la riche culture que confère la vie initiatrice.
L’androgyne est un exemple de cet être accompli où la dualité du féminin et du masculin est intégrée dans une même personne qui utilise la polarité féminine ou masculine d’une manière créative selon les besoins de la situation. Le manque soumet l’individu identifié à son sexe à la dépendance du sexe opposé. L’androgyne qui est Un-en-deux est autonome tout en jouissant des principes féminin et masculin intériorisés en sa personne. De plus, dans son mode d’action extériorisé, il est l’être universel qui se réjouit du jeu de cette polarité au contact de tous les êtres. Cela est un exemple pour nous faire sentir l’aboutissement créatif de la dualité dans son interaction avec l’Un. Chaque homme et chaque femme en prise avec la dualité sont voués à cette complétude d’être sans pour cela perdre leur polarité pour la joie de l’expression.
Notre mental a du mal à saisir ce qui le dépasse et a tendance à trancher la question de dualité et de non-dualité, de l’éternelle querelle de l’Être et du Devenir des philosophes, en optant pour l’un ou pour l’autre. Notre raison ne s’y retrouve qu’en définissant et en prenant parti, car telle est sa nature. Le problème est qu’elle prend ses définitions pour des faits bien étayés et les érige en vérités. La Vérité de nature paradoxale, dans le sens qu’elle est par-delà toute la logique de notre raison finie, suit une autre logique, celle de l’Infini, bien plus souple et indéfinissable, dont elle est l’expression vivante.
Notre individualité est une dualité composée à la fois d’être et de nature, c’est-à-dire que nous existons en nous-même en tant qu’être, et aussi en tant que nature sous la forme présente d’un corps et d’un mental. Quand nous nous dés-identifions d’avec toutes les parties de notre nature, il reste l’être insondable. Bien que cette dés-identification du monde extérieur objectif environnant, ainsi que des différents aspects de notre nature, nous amène à l’expérience de la Connaissance ultime non-duelle de l’Être en soi, notre corps et l’environnement, extension de notre propre corps, en sont l’incarnation. C’est-à-dire que l’être a besoin de la nature pour s’exprimer et s’incarner. Sans corps et sans relation, nous devenons l’être infini immuable, inactif et silencieux. Dès qu’il y a nature il y a manifestation, mouvement et devenir : le jeu de l’Être dans la Nature.
Le devenir de la Nature a deux formes, l’une qui s’effectue dans l’Ignorance et l’identification et engendre l’ego, et l’autre, créative, qui s’actualise dans la Connaissance, dans la joie de la création et de la créativité sous toutes ses formes et activités. La dualité dans l’Ignorance crée l’ego complètement assujetti aux modes de la Nature ; la dualité dans la Connaissance ne dissocie plus l’Être de la Nature et devient la vraie individualité unifiée. L’individu accompli maîtrise les énergies de la Nature cosmique et engendre un monde qui se déploie dans l’intelligence, l’harmonie et la beauté universelles.
Quand on s’éveille à la spiritualité, on devient impatient et on veut couper court à l’ego au plus vite. Pourtant l’ego est une étape sur le chemin de l’éclosion de notre être vrai. Il est un premier pas fondamental pour émerger de l’inertie de l’Inconscience primordiale et de la subconscience où gisent les forces irrationnelles collectives dont notre mental subit l’obscurité et les tares. Essayer de quitter prématurément notre ego pour embrasser le spirituel nous évite de comprendre cette individualité bâtarde, écartelée entre l’être et la nature. Cette sortie prématurée de l’ego dans un ‘no man’s land’ met fin à toute connexion avec le monde manifesté. Le danger à cette étape, est de devenir un ego spirituel. Il nous faut vivre pleinement dans le monde car c’est en y vivant à fond que l’on peut apprendre et découvrir les intentions cachées du Divin. Krishnamurti confirme la nécessité de cette dualité pour des fins évolutives et incontournables où la Nature cache l’Être :
« La Vie est création, et la Nature cache la Vie. C’est-à-dire, tout ce qui est manifesté masque la Vie elle-même. Quand cette vie par l’intermédiaire de la Nature se développe et se cristallise dans un individu, la Nature a atteint son but. Toute la destinée et la fonction de la Nature sont de créer un individu conscient de lui-même, qui connaît la dualité des contraires, qui sait qu’il est une entité en lui-même, un être séparé qui a le sentiment de séparation du « toi » et du « moi ». (…). Pour l’individu séparé, la vie devient sujet et objet, mais le but de la vie est de réaliser la totalité du Tout- l’être, sans objectivité, sans subjectivité- qui est la vie pure (…). En lui il y a tout le potentiel et sa tâche est de réaliser cette totalité dans le subjectif ; c’est-à-dire dans sa propre conscience. » Krishnamurti, Eerde, 1930
Sri Aurobindo, de même, explique que la dualité fécondée par la Nature a pour but de nous cacher l’Être afin que nous Le recherchions, ce qui nous embarque dans une immense aventure au cœur du jeu de l’être et de la nature, où tour à tour nous allons d’expérience en expérience, pour finalement découvrir que la Nature masquait l’Être sous toutes sortes de formes. C’est pour la joie de la découverte de nous-même, qui n’est pas l’ego, que la nature se profile en dualité. L’ego est une ombre temporaire afin que s’effectue le jeu de la dualité qui est en fait l’Être ultime jouant avec lui-même à travers chacun de nous.
Selon Sri Aurobindo, cette découverte de notre âme vraie est l’accomplissement de la première phase de l’évolution terrestre. Au-delà de cette nature inférieure dont le but essentiel était de créer une individualité séparée, il y a une Suprême Nature (Para-Prakriti) qui révèle l’Être dans toute sa splendeur et permet à l’individu réalisé en l’âme de participer dans les plans supérieurs de sa création. Ainsi, l’individu commence la deuxième phase de son évolution créatrice sur terre. Passivement contrôlé et articulé par la nature inférieure, il devient maintenant maître de ces énergies. En sa nouvelle naissance, il déploie le potentiel divin tout en gardant vivante cette dualité subtile qui permet, grâce à cette distance non séparative entre les êtres, de jouir de toutes les notes, de toutes les variantes que chacun de nous exprimons dans des tonalités infinies sur le fond du champ unifié de l’Être. Nous passons d’un monde qui a évolué dans la discorde et la séparation en un monde d’harmonie et de créativité.
L’union de la dualité et de la non-dualité provoque le commencement de l’existence authentique dont les termes sont inconcevables tant que nous restons cantonnés dans notre individualité séparée. L’enjeu est capital, déchiffrer le mystère de la dualité ouvre les portes à « la Vie Libérée » non hors mais au sein même des formes, de la manifestation de vous et de moi…
À la fin de notre périple égotique, la Dualité est transformée dans un Devenir illuminé par le présent de l’Éternel : c’est la naissance d’un nouveau monde dans sa conception divine où dualité et non-dualité sont fusionnées.
« Il y a une union en l’essence spirituelle, par identité ; il y a une union par l’établissement de notre âme en cette Conscience ou cet Être suprême ; il y a une union dynamique par similitude ou par identité de nature entre Cela et notre être instrumental ici-bas. » Sri Aurobindo
Publié par Dominique Schmidt dans le n°150 de la revue 3ème Millénaire, Hiver 2023, intitulé « Dualité et Non-dualité »