Publié par Dominique Schmidt dans le n°149 de la revue 3ème Millénaire de Septembre 2023, intitulé « Humain ? Intelligence Artificielle et Conscience »

La folie des grandeurs


L’homme rêve de grandeur, il est à jamais à la recherche du plus. Sans le plus, il se sent démuni et, avec le plus, il veut autre chose encore pour rêver d’un ailleurs. Pourquoi cette volonté de grandeur ? Pour fuir, depuis l’ici et le maintenant, “ce qui est”, vers un au-delà, l’illusion d’un bonheur qui échappe dès qu’on le saisit ? Chacun de nous court après un homme, une femme, un meilleur emploi, une maison, un compte en banque, un pays idyllique, la notoriété, être le plus fort, le meilleur, le plus riche, le plus beau, la supériorité dans le savoir, dans l’agilité, la force, le yoga… mais plus on accumule et devient, plus on se sent isolé, et plus il nous faut conquérir davantage pour nous sentir être. Cette course n’a pas de fin, car l’ego que nous sommes est un puits sans fond, à jamais en manque : c’est un ogre dont la faim est intarissable ! Le manque est la source de l’ambition, du pouvoir et de notre société de consommation.

C’est ce puits sans fond qui active le mouvement du devenir et recouvre le mal-être par un bien-être artificiel compensateur. En fait, bien qu’actuel, le moi n’existe pas, il est une création du cerveau qui sécrète la pensée. C’est ce qu’entend Krishnamurti quand il dit que la pensée est matérielle. De même, c’est la pensée qui sécrète le moi. La pensée, fluide et éphémère, se stabilise dans une pseudo-entité donnant l’illusion d’un moi permanent. Le moi résulte de l’amalgame sensation-objet-désir-pensée-identification qui fait naître l’ego. Le désir de continuer à vivre l’objet de désir devient l’ego. L’ego est donc continuité de l’image cristallisée par la pensée et le désir, il n’existe que dans le sable mouvant des objets, des émotions avec lesquels il s’est identifié. C’est dans l’instabilité de cette existence perdue dans les objets de prédilection que l’ego construit sa vie et, à contre-courant, recherche la certitude et la stabilité dans la connaissance, qui le retranche derrière les barreaux de sa propre prison.

Ce processus contradictoire explique l’anomalie de la science, pas en elle-même, mais quand elle est promue par l’ego dans un monde exclusivement perçu par les objets dont il attend le bonheur et la sécurité ultime. Nous ne soupçonnons pas la nature artificielle et factice de l’ego dans son mode de création et le danger que le monde encourt du fait de ses créations. la connaissance est devenue une arme de manipulation humaine ! L’intelligence artificielle, l’ordinateur, le portable, la robotisation de notre monde, ne sont que le reflet et l’effet de cette pensée mécanisée qu’enfante l’ego.

Le plaisir, le désir, la peur et l’ennui sont les ingrédients de notre psyché qui “réagissent” mécaniquement aux contacts des objets de la réalité. C’est ainsi que nous pouvons remonter à l’origine de notre être et comprendre la lignée de notre nature égotique. C’est par ce processus né du désir que notre moi est conditionné et se conditionne lui-même et que notre pensée est programmée et se programme, ce qui nous cantonne à l’état de machine. Nous sommes dans nos actions, dans nos pensées, comme des gramophones, nous répétant à longueur de journée, ce qui nous donne un sentiment de sécurité dans la continuité, dans la routine de la répétition. L’ego, adossé à la science, produit inévitablement la machine qui est génétiquement de la même nature que lui.

C’est certainement la raison essentielle du succès de l’intelligence artificielle, de l’internet qui accapare tout notre temps et toute notre énergie et tourne à l’obsession. non seulement cela nous “occupe”, mais surtout cela donne du sel à notre vie sans substance et recouvre notre ennui, ce vide intérieur que l’ego dénie et refoule. Nous n’existons qu’à travers eux, pensant être leur maître : l’ordinateur et son compagnon, le téléphone, absorbent et dominent les trois-quarts de notre existence. L’ego n’a pas créé l’intelligence artificielle, il “est” cette intelligence ! De par sa nature prédatrice causée par le manque, l’ego est en perpétuelle quête de sensations, de plaisir, de pouvoir, de compensations matérielles ou spirituelles. il est en fait complètement contrôlé, subjugué par ce qu’il a créé. Le manque, matrice de l’ego, enfante les exploiteurs, L’exploitation et les exploités en une seule dynamique indissociable. S’il y a des exploiteurs il y a automatiquement des exploités et donc de l’exploitation. L’exploiteur et l’exploité ne sont donc pas deux entités, mais une relation antagoniste et contradictoire inhérente à l’ego qui se projette continuellement sur les autres. Ce couple conflictuel et inséparable au sein même de l’individu génère les luttes inévitables, sans solutions, dans les familles, les groupes et la société. Les exploités, drogués par leurs désirs artificiellement assouvis par l’internet, réclament d’être asservis davantage dans leurs besoins stimulés. le cercle vicieux se nourrit de lui-même : plus l’exploité est stimulé et plus il veut être comblé dans son manque et plus le gouffre du moi isolé s’élargit et plus il ressent le besoin de le combler. L’intelligence artificielle connaît bien cette psychologie du manque et l’exploite au maximum en stimulant nos désirs intimes sous forme d’images évocatrices. Par exemple, si on aime les livres, les voyages, le sexe, les voitures, etc., sur le côté de l’écran, apparaissent des livres, des vols pas chers, des prostitués, des voitures, etc. C’est ainsi que le monde s’est aliéné dans le virtuel, et que la sensation de plaisir satisfait par la machine nous fait préférer dans nos relations humaines un SmS à un contact réel.

Ce besoin de contrôler, de dominer ou d’être contrôlé, dominé est la fabrique même de la société contradictoire et conflictuelle, au sein des individus qui la composent (l’exploiteur – l’exploité). Pour remédier à ce problème, sans solution pour la conscience qui l’a produit, il nous faut remonter à sa source et découvrir le schéma de notre propre conscience, les méandres cachés dans les fins fonds de notre subconscience, et ainsi percevoir directement la dynamique du mécanisme de notre moi qui a façonné notre environnement. La peur, le manque, le sentiment de séparation sont les trois racines profondes responsables de l’ego qui ont engendré le monde actuel balisé par les frontières, les drapeaux, la police, l’état, les médias. La peur, le besoin de sécurité et de contrôle qu’elle génère, expliquent le danger qu’encourt notre civilisation, danger que chacun de nous alimentons sans le savoir.

L’intelligence artificielle est devenue notre alter ego, le bras droit de notre conscience, c’est pourquoi nous n’arrivons pas à nous séparer de notre portable, même si nous sommes conscients de notre esclavage. Cette intelligence artificielle provient de la même fabrique que notre pensée, mais elle la dépasse infiniment, car elle est dénuée de toute émotion et sa mémoire est infaillible. L’homme perd sa propre faculté de penser, car l’ordinateur peut mieux faire et à une vitesse vertigineuse répondre à toute équation immédiatement, sans l’entremise de l’analyse. Cette perte d’intelligence, d’initiative, et notre dépendance à la machine réduisent tout notre être à l’état de passivité. Cette docilité qui a gagné la majorité des humains est un succès complet pour les super-ego qui rêvent de puissance, de grandeur et du contrôle des masses.

Si nous n’y prêtons pas attention, il n’y a qu’un pas à franchir pour que nous accueillions à bras ouverts le transhumanisme qui se profile insidieusement ! Si l’homme perd son autonomie morale, psychologique et spirituelle et sa capacité de discernement intellectuel, ne sommes-nous pas menacés du règne de l’homme-machine, d’un contrôle total de tous nos gestes, de notre pensée et de notre mode de fonctionnement, comme nous le voyons actuellement advenir en Chine ?

Les super-ego qui s’infiltrent dans le réseau de cette intelligence artificielle, avec les médias comme outil de manipulation, ne sont pas seulement les économistes, les politiques ambitieux, mais aussi les pseudo-sages, les gurus qui se multiplient comme des champignons et profitent de l’internet pour briller, hypnotiser leur audience, et en tirer profit. Ceux qui, désenchantés, perdus dans un monde de plus en plus mécanisé, partent à la recherche d’un nouveau havre, sont les victimes les plus faciles de ces individus opportunistes qui profitent de leur vulnérabilité en les amenant à confondre spiritualité authentique et occultisme, développement de leur pouvoir et développement personnel. un autre aspect du problème est “l’informatique spirituelle”, les mots porteurs de vérité exploités par ces gurus sans scrupules. « Tu es Cela », « Tout est Joie », « l’ego est illusion », « Je suis spirituel », « Tout est amour », « Conscience éveillée », et autres, deviennent des mantras que l’on répète hypnotiquement en croyant avancer sur le chemin. Pour nous prémunir de ce problème, n’oublions pas l’avertissement de Krishnamurti, « le mot n’est pas la chose ». Le mot amour n’est pas l’amour, il est au mieux un symbole qui divise plus souvent qu’il n’unit. C’est ainsi que par les mots devenus des formules notre conscience devient conditionnée, soit par les médias politiques soit par l’informatique spirituelle. On devient sans s’en rendre compte conditionné et uniformisé Bouddhiste, hindouiste, franc-maçon, Krishnamurtien, etc., dans les -ismes sans fin qui fragmentent notre terre. Pensant véhiculer la vérité, chacun répète avec fierté les mêmes mots propres à chaque -isme.

Ce tableau qui reflète l’actualité du monde et les conflits irrésolubles au niveau de notre conscience égotique ne doit pas être saisi par notre pensée qui, par nature discursive, interprète

automatiquement ce qui est dit et nous empêche de voir directement le problème dans sa vraie texture. Ainsi, comprendre que la pensée, produit du passé et donc conditionné, n’est pas l’intelligence, est le premier pas pour combattre l’intelligence artificielle qui n’est que de la pensée démesurée, infaillible, mais sans âme. L’intelligence est la capacité de voir, d’observer et de sentir en même temps avec l’esprit et le coeur, Sans l’interférence de la pensée réactionnelle. L’intelligence est la perception pure, directe, de ce qui est, sans les modifications, les abstractions apportées par la pensée conditionnée, mécanisée. La solution repose donc dans l’éveil de l’intelligence pure dont la nature holistique, globale, n’est pas interceptée par la pensée fragmentée et fragmentaire qui dénature le réel.

Notre conscience endormie par les sensations apportées par l’intelligence artificielle et devenue abrutie, est-elle capable de soulever le problème ou du moins d’en comprendre les ressorts ? Que faire pour remédier à ce défi sans précédent qui menace notre humanité de se perdre dans le chaos de l’indifférence, contrôlée par une administration bureaucratique sans âme ?

La connaissance de soi semblerait la seule ressource pour combattre la machine que nous sommes en train de devenir si nous ne nous réveillons pas dès aujourd’hui à l’urgence du changement. Tant que nous serons assujettis à la peur et au plaisir, la double face de l’ego, l’emprise de la machine sur nous ne se dégrippera pas. Au début de notre investigation, la connaissance de soi doit surtout être la prise de conscience du fonctionnement inconscient du processus de notre moi. Voir comment fonctionne la dualité de la peur qui crée un besoin obsessif de sécurité et son compagnon, le plaisir, qui suscite la dépendance, l’attachement et la souffrance concomitante. Prendre d’une part le plaisir et d’autre part l’enfermement (la peur) avec l’objet de notre convoitise, ainsi va le devenir de l’ego. Se libérer de ce processus du moi contradictoire, c’est entrer dans une nouvelle dimension d’être où nous n’existons plus en tant que moi séparé mais dans la liberté du champ unifié de la vie universelle.

Il nous faut oser franchir ce pas d’une fausse sécurité matérielle ou spirituelle qui limite la vie à la continuité dans la routine, à la vraie sécurité qui se trouve au sein même de l’insécurité dans l’aventure de la vie inédite qui ne se répète jamais car elle est vivante et créative. La peur est le point crucial à surmonter : sa libération relâche en même temps la pensée auto-protectrice qui empêche la découverte et l’épanouissement de notre nature profonde. Par peur, on se marie trop jeune, on se conforme aux normes, on continue un travail que l’on n’aime pas, on reste avec quelqu’un que l’on n’aime plus, en un mot on se fige !

La découverte de notre être profond qui n’est ni la pensée, ni le moi, ni le désir, est le seul moyen de sortir de l’endoctrinement par la machine et de la mécanisation de notre esprit. Une fois la peur vaincue et la dépendance au plaisir conquise, notre moi n’a plus de substance, Notre conscience est libre. Vous me direz : « Comment faire pour réaliser cette plénitude d’être quand on est enlisé dans ce marécage des conditionnements et que la dictature de la machine semble gouverner le monde » ?

La solution repose dans la réalisation de notre vraie humanité, dans le dépassement de notre humanité présente, mi-animale, mi-humaine. C’est la partie animale de notre nature qui a permis à la technologie de nous pénétrer psychologiquement, de contrôler notre âme et de réduire notre mode de vie au seul niveau de l’économie et de la consommation. C’est notre biologie, notre corps, nos sens, nos désirs, nos peurs, qui gouvernent notre psychologie. là est notre talon d’Achille, le point vulnérable de notre nature qui laisse entrer les forces maléfiques. Bien que nous aspirions à la spiritualité, à l’amour et à la joie pure de notre origine divine, notre degré d’inconscience et d’apesanteur atavique empêche cet élan vers le divin d’aboutir. C’est une action radicale sur notre propre nature mi-animale égotique par l’éveil de l’intelligence holistique et universelle en résonance avec notre âme profonde qui provoquera la transformation spirituelle et remettra la machine à sa place, pas devant, mais derrière.

Dans notre cheminement, nous devons prendre note de nos rechutes inévitables sans s’en alarmer et se remettre en route vers la victoire, elle aussi inévitable. La connaissance de soi est le premier pas et le dernier, mais gardons-nous d’en faire une doctrine qui conditionnerait notre esprit. La connaissance de soi est infinie car notre être est de nature infinie, ne le balisons pas avec des idées, des concepts qui l’empêcheraient d’être vivant. C’est ce besoin de définir qui nous accule à l’état de machine et de mécanisation. notre conscience doit devenir aussi souple et flexible que la vie elle-même et se régénérer dans l’aventure de l’instant présent, sans rien prendre, pour le faire sien.

Dans cette période de transition, il nous faut éviter d’écouter les médias pour ne pas contaminer notre subconscient, car une fois la peur enracinée nous devenons un jouet dans les mains des ego dictateurs. Apprendre à s’observer et à observer la vie sans l’observateur, comme l’enseigne J. Krishnamurti. Une fois notre moi révélé et dépisté dans tous ses recoins, il se dissout de lui-même. Par exemple, la peur de ne pas avoir assez explique notre désir d’accumulation ; une fois la peur exposée, le besoin de sécurité dans les êtres et les choses s’estompe aussitôt. Sans l’observateur qui n’est que le passé conditionné, la voie est ouverte, c’est la liberté absolue, l’ouverture à la vie universelle dans le champ unifié de l’amour et de l’intelligence pure, c’est-à-dire sans mobile personnel. La mort de notre ego est la naissance de notre moi authentique, relié sans hiatus à tout ce qui est. le lâcher prise de notre moi actuel conditionné ne doit pas être provoqué par un acte de volonté personnelle mais par un acte d’intelligence impersonnelle qui est bienveillance pour tout ce qui existe. Qui peut nous contrôler quand il n’y a plus d’ego ?


Publié par Dominique Schmidt dans le n°149 de la revue 3ème Millénaire de Septembre 2023, intitulé « Humain ? Intelligence Artificielle et Conscience »

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