Publié par Dominique Schmidt dans le n°148 de la revue 3ème Millénaire de Juin 2023, intitulé « Tout est relié »

Le Vrai Centre – La Mutation Spirituelle


L’ego ne vit que pour lui-même, isolé dans ses besoins et ses avidités, mais comme le dit Krishnamurti, la vie est relation, tout est relié. Le bonheur est de se sentir solidaire avec tout ce qui existe.

Une vérité que l’homme n’a pas encore réalisée, du moins collectivement, c’est que l’univers, nous-mêmes et tout ce qui existe, sommes en fait un même Être, une même Force et une même Conscience. Rien n’existe en soi, chaque existence est reliée au tout, à la vie universelle. Cette vérité accessible à la réalisation spirituelle doit devenir pour chacun le but à atteindre. L’urgence du changement de notre conscience personnelle, égotique, doit être ressentie si intimement que nous voulions remédier une fois pour toutes au chaos général causé par l’illusion de la division et la séparation.  

Pour le moment la Nature a fait évoluer le corps, les émotions et le mental, dont les fonctions sont confondues et organisées par l’ego : le corps a ses habitudes viscérales, les sentiments les leurs et la tête agit en autocrate. Mais toutes ces parties sont divisées entre elles et ne fonctionnent pas au diapason. Ceci explique les incohérences de l’ego dont les dires et les actions sont le plus souvent contradictoires : l’être émotionnel veut donner, mais le mental calculateur ne pense qu’à prendre ! Dans la voie spirituelle, il est impératif de prendre conscience de ses contradictions internes et, comme le dit Krishnamurti dans une métaphore, ces trois parties de notre être doivent être alignées pour que la lumière du réel puisse les illuminer comme à travers une fenêtre propre. 

Ce fonctionnement unilatéral égotique nous coupe du monde et de l’univers. Cette séparation artificielle fausse nos relations et les rend difficiles et compliquées. Mais comme dans la réalité profonde, chaque cellule de notre corps, de notre être, est indissociablement liée à ce monde, notre relation avec lui devient contradictoire et réactionnelle. La vie, ainsi coupée en deux, cause des problèmes sans solution. En pensant à nous-mêmes en priorité sans tenir compte du tout et de chacun, sauf pour ce qui agrandit notre capital égotique, nous créons un déséquilibre et une discorde fondamentaux. Dans ce centrage exclusif sur nous-mêmes, il y a amour-propre, amour de soi, mais le vrai amour nous échappe. Ce vrai amour rétablit une relation authentique avec les choses, les créatures, les êtres, la terre et les cieux : autrui est perçu comme un autre nous-même, même si nous ne le connaissons pas. L’ego n’est que réaction, tout revient vers lui, son amour n’est que désir, attraction, alors que le vrai amour illumine tous les objets sans retour sur lui-même. 

Comme le guitariste doit accorder son instrument chaque fois qu’il joue, de même devons-nous accorder les trois parties de notre être tous les jours afin de les harmoniser et qu’elles ne partent pas sans contrôle à la dérive. Une fois cet accord réalisé, quotidiennement, pour ne pas rechuter dans la vie ordinaire dualiste, tout naturellement notre être est attiré par la vie universelle dont il est un composant et ainsi les trois aspects de notre nature deviennent des points de contact relationnel concordant avec tout ce qui existe. Nous atteignons alors ce difficile équilibre qu’est l’unicité et l’unité, la réalisation de la singularité au sein de la totalité, dont l’individu-universel représente le couronnement.  

La réalisation essentielle dans notre cheminement vers la vérité est qu’aucune relation vraie et authentique n’est possible tant que l’on existe dans notre moi séparé. L’ego est relié aux choses et aux êtres essentiellement par le besoin, l’insécurité, la peur, la dépendance et l’intérêt. Ainsi coupé du monde, emmuré dans la pseudo-sécurité, l’ego regarde le monde qu’il divise et fragmente pour son bien-être. Ensuite, ironiquement, il se bat avec ce qu’il a lui-même créé, ‘le monde extérieur’, et le réforme sans relâche. 

Pour renouer un contact authentique avec notre prochain, le monde et l’univers, il nous faut transcender notre ego en pleine conscience. Cette compréhension est essentielle et ne peut se faire sans une connaissance de soi de longue haleine, car le moi étant victime et résultant des contraires se cache le plus souvent dans son opposé, la sagesse ou le savoir. Ce doit donc être une perception directe dans sa propre conscience, dans la structure et le fonctionnement de sa pensée, qui consolide le moi. Car si nous n’avons pas cette perception nous tombons dans une pseudo-spiritualité qui n’est que formules empruntées : ‘tout est un’, ‘tu es cela’, ‘tout est joie’, etc. Cet emprunt peut modifier notre apparence d’être sans nous libérer des méandres de l’ego devenu artificiellement sans ego mais toujours présent, tapi, prêt à resurgir à notre insu. Souvent ceux qui se disent éveillés croient sincèrement en leur éveil, mais sont victimes de l’illusion de l’état de conscience auxquels ils aspirent sans avoir fait en profondeur un travail de connaissance de soi et de déracinement de l’ego. 

Le premier pas pour être relié à tout être et au monde, positivement, c’est-à-dire à la fois créativement et en même temps dans un acte d’amour, est de nous libérer du processus du moi qui nous active dans le labyrinthe de la séparation et de la recherche compensatrice du succès. N’être personne, n’être rien, est la culmination de cette libération qui paradoxalement nous relie, sans ombre, à la vie du tout, la vie universelle.  

La perte de notre moi réactionnel ne doit pas être une dissolution de nous-même dans la vie du tout. En fait, dans cette dissolution dans le Pur Être, il ne serait plus question d’être reliés car nous n’existerions plus ! Il y aurait fusion mais pas union. Dans l’union, l’individu et le monde sont réunis tout en gardant la saveur de leur unicité, et c’est seulement là qu’il y a relation vraie. C’est pourquoi, après la libération de l’ego, il est essentiel de trouver en soi un nouveau Centre, qui en fait préexiste dans l’essence de notre être, vers lequel puissent converger les énergies universelles de l’Être pur indivisible. Sans ce nouveau centre, notre conscience n’aurait aucun ancrage et serait perdue dans le jeu des forces de la Nature. Soit on serait ramené à soi-même et on percevrait le monde comme une illusion, soit on deviendrait le jouet des forces cosmiques. Cet équilibre délicat qui relie la vie intérieure de l’esprit et la vie extérieure du monde manifesté en pleine harmonie ne peut se faire sans ce nouveau centre de gravité qui trouve sa source dans l’essence universelle et non plus dans l’ego. 

Trouver notre vrai centre est donc la tâche à accomplir, la clé de la transformation spirituelle ; il nous relie à l’essence de la vie et en même temps à tout ce qui est, de l’insecte à l’homme, et aussi à l’ordre cosmique et aux lois de la manifestation qui apportent une action juste et une direction à notre existence. 

Comment trouver ce vrai centre et où se situe-t-il ? 

Pour cela, il nous faut comprendre la formation de notre moi. Cette compréhension doit être suivie d’une soif de libération et c’est seulement quand notre conscience s’est vidée totalement de son contenu égotique que la découverte de ce nouveau centre peut advenir. Mourir au connu pour renaître dans l’Inconnu : mourir à un stade d’expériences pour renaître dans un autre, complètement inédit. 

La formation de l’ego est complexe et dans cet article je ne peux en faire qu’une ébauche. L’ego prend sa source dans l’évolution de la nature dans les formes ascendantes du règne minéral au règne végétal, ensuite animal, puis humain. C’est ainsi que les différents ‘je’ évoluent dans les formes. L’ego repose informe dans l’inconscience de l’atome dans la matrice de la matière : il n’est que potentiel. Ensuite, il s’éveille progressivement dans le végétal, puis se forme dans l’animal et s’épanouit dans l’humain. Dans la matière, l’ego est inconscient et se développe en une conscience physique, matérielle ; il devient conscience subconsciente et végète dans le légume ; il est conscience vitale dans l’animal, animé par les appétits de l’organisme ; il est conscience mentale réflective dans l’humain qui se perçoit lui-même séparé du tout. Il y a ainsi un ego physique dont ‘le centre’ de fonctionnement est la vie matérielle ; un ego végétatif qui essentiellement rumine (le troupeau en est le vivant symbole, il veut paître paisiblement sans être dérangé, passif pour garder la paix dans la routine du quotidien) ; un ego vital dont ‘le centre’ est le désir et un ego mental dont ‘le centre’ est la pensée qui n’est que tension causée par la dualité de l’intérieur et de l’extérieur, moi et les autres. Notre ego est en fait l’amalgame de toutes ces formes d’ego qui ont évolué depuis le début du temps terrestre et qui expliquent en grande partie notre comportement et les modalités de notre complexe relation avec le monde. La connaissance de soi nous apprend à déchiffrer ces différents ‘je’ en notre nature et met ainsi de l’ordre dans notre conscience. 

Vu l’ensemble des modalités et la complexité qui constituent l’ego, sa libération est longue car chaque ‘je’ en soi doit être perçu puis libéré. Elle doit s’effectuer dans un effort continu de connaissance de soi, jusqu’à ce qu’elle devienne seconde nature. ‘Se connaître soi-même’ devient ainsi notre nouveau centre d’être, un nouvel ancrage, un centre d’investigation désintéressée à la recherche de la vérité. Pour réussir à s’établir d’une manière permanente dans la vie intérieure où la réflexion, la méditation, la contemplation sont le mode naturel et spontané de notre être, il nous faut pendant longtemps lutter contre ce mouvement viscéral d’extériorisation de notre ego. Nos sens sont naturellement portés vers l’extérieur, nos désirs de même, et notre pensée est emportée par le courant de cette existence toute extérieure, ballottée ici et là par les désirs et la force des événements toujours changeants. Mettre un frein à cette extériorisation de nous-mêmes permet de ralentir le fonctionnement impulsif de notre ego et ainsi, dans ce ralentissement, de mieux percevoir son mode de fonctionnement, qui généralement est inaperçu et totalement inconscient. 

Cette transition de la vie toute extérieure en une vie centrée dans la tranquillité lucide de la vie intérieure se réalise par l’état d’attention. L’attention nous libère de la relation fausse entre l’observateur et l’observé. Elle libère notre conscience de cette dualité artificielle et ainsi, dans l’état de pure observation sans observateur, l’attention renoue le contact avec le réel qui est un champ unifié où tout et chaque chose coexistent. On pourrait dire que l’attention pure est comme une fenêtre où le réel peut déverser librement sa richesse infinie. L’obstruction, l’ego, étant éliminée, l’individu devenu transparent est en relation directe avec la vie et l’intelligence universelle.  

Cependant, une relation encore plus profonde peut s’établir en entrant dans les arcanes de la source transcendante qui nous informent à la fois du devenir cosmique et de notre rôle individuel dans le devenir terrestre. Pour cela un nouveau centre de nature divine doit se former dans la substance de notre être : 

« Ainsi, l’âme de vérité n’achève pas son voyage par un oubli de soi en l’Infini : elle arrive à une éternelle possession de soi en l’infini. Son action n’est pas déréglée : c’est une maîtrise parfaite dans une liberté infinie. Sur les plans inférieurs, l’âme est naturellement soumise à la Nature et c’est dans la nature inférieure qu’elle trouve le principe régulateur ; là, tout le réglage dépend de notre acceptation et notre soumission stricte à la loi du fini. Si, sur ces plans, l’âme se retire de la loi régulatrice pour entrer en la liberté de l’Infini, elle perd son centre naturel et se trouve dans une infinitude cosmique ; elle quitte le principe d’harmonie vivante qui jusqu’alors réglait son être extérieur et elle n’en trouve pas d’autre. (…) Mais, par contre, si, dans son élan de liberté, l’âme part à la découverte d’un autre centre de contrôle, un centre divin qui permet à l’Infini de gouverner consciemment son action dans l’individu, c’est vers la gnose qu’elle va, où ce centre préexiste, un centre d’harmonie et d’ordre éternels. Quand il s’élève au-dessus du mental et de la vie, et qu’il entre dans la gnose, le Purusha devient le maître de sa nature, parce qu’il n’est plus soumis qu’à la Nature suprême. » Sri Aurobindo, La Synthèse des Yoga, citation extraite de mon livre Le Mystère Autour de Krishnamurti, P. 70 

(Purusha : l’Âme, l’Être essentiel, l’Esprit, le Témoin, par opposition à la Nature active, Prakriti.) 

Il y a une progression dans l’évolution des différents centres dans le monde de la dualité jusqu’à l’événement de la mutation spirituelle dans un centre divin dans lequel la dualité est dissoute. À chaque nouveau centre, où un ‘je’ évolue, la conscience s’élargit, ce qui lui permet de percevoir la réalité d’une manière enrichie par rapport aux stades précédents. La perception intime de soi-même change entre la vie d’un animal, d’un homme ou d’une femme. Cette perception spécifique à son centre engendre un contact unique avec le tout et les choses, avec l’environnement immédiat et l’univers. Chaque chose, chaque être, sont ainsi différemment reliés à la vie du tout. Les centres, ayant évolué dans la dualité, sont inconscients de la nature de l’Un qui les a engendrés et les soutient. Leur relation est mue par l’automatisme de la Nature. La mutation dans le centre spirituel provoque un bouleversement radical de la perception. La dualité est guérie et on prend conscience de l’Un. On ne perçoit plus le monde d’une façon séparée de lui, mais le monde, les choses et les êtres vivent en soi, en sa propre conscience, c’est-à-dire que c’est à partir de la vie du tout que la perception supra-mentale s’élabore : ce qui est perçu n’est autre que soi-même sous une autre forme. Le soi dont il est question ici est le Soi de la vie et non plus le moi de l’ego. L’amour et la joie sont inhérents à cette perception holistique où tout est relié. Rien n’est plus jamais séparé. 

Il y a donc, pour provoquer un changement fondamental de notre nature et créer un nouveau centre, trois étapes qui assurent une relation profonde et authentique avec la source de notre être, la vie universelle et les individus, quelles que soient leurs particularités. La première est la connaissance de soi où on apprend à percevoir directement le mécanisme de son propre moi, et cela de moment en moment dans l’action de tous les jours. La deuxième est la libération du faux moi central, l’ego, et des autres moi adjacents qui le consolident, le moi physique, le moi vital et le moi mental. Une fois la voie libre, une fois la conscience vidée de son contenu égotique, la troisième étape consiste en la création d’un nouveau centre spirituel dans lequel la vie du tout transpire et l’intelligence universelle fonctionne naturellement et inspire nos actions et notre mode d’être. 

L’aventure de la vie qui pendant longtemps nous relie négativement par le besoin, le désir, le conflit, la souffrance et les guerres attend de nous relier positivement par la satiété, la plénitude, l’harmonie, la joie et l’amour. Pour cela, il nous faut dépasser le scénario de la séparation et lâcher prise d’avec notre ego afin de découvrir le champ unifié lumineux où l’existence prend sa vraie valeur, sans ombre, dans la lumière pure. 


Publié par Dominique Schmidt dans le n°148 de la revue 3ème Millénaire de Juin 2023, intitulé « Tout est relié »

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