Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°136, Juillet 2020, « Confinés Déconfinés Et maintenant ? »

Notre perte ou une naissance spirituelle


Il est évident que notre terre est en danger.  L’ego, cet apprenti sorcier, possède une technologie bien trop avancée par rapport à son manque de maturité ou à une maturité purement infantile. Par ses mains, il met en œuvre la destruction de l’univers et seule une nouvelle conscience spirituelle peut arrêter ses dégâts. Sommes-nous prêts à effectuer cette transformation intérieure et renverser le système des ego que nous sommes ?

Notre mode de vie a changé. Nous sommes tous impliqués, que nous le voulions ou non. Toute la structure de notre sécurité est ébranlée. Les récents cataclysmes dont nous sommes en grande partie la cause menacent notre confort, le fondement de notre existence. Nous détruisons non seulement notre environnement mais aussi notre prochain que nous exploitons pour arriver à nos fins, pour assouvir nos ambitions. C’est là, dans la détresse des événements, que la plupart d’entre nous nous écrions qu’il faut changer les choses, mais ce que nous entendons par changement, c’est prendre des mesures extérieures, écologiques ou politiques, pour protéger ou améliorer notre environnement. On ne fait appel à la coopération que lorsque nos propres intérêts sont en péril. Quelques nobles que soient nos intentions, nous ne nous apercevons pas que c’est nous[1]même, notre ego, qui doit changer radicalement. Ce n’est pas qu’il ne faille pas agir et améliorer notre environnement, mais la modification de l’extérieur sans remédier à la cause intérieure, l’ego, ne peut être qu’une solution temporaire, avant que les problèmes ne ressurgissent sous de nouvelles formes. L’urgence du changement de notre mode de vie destructeur de la planète est évidente, mais cette prise de conscience est-elle suffisante sans aller encore plus profondément en nous-mêmes dans une connaissance de soi qui révèle les vrais mobiles de nos actions ?

« L’ego était une aide, l’ego est l’entrave »

Sri Aurobindo

Ces mots de Sri aurobindo devraient plus que jamais résonner dans notre être et éveiller en nous une révolte intérieure envers nous-mêmes, notre propre ego. Depuis l’apparition du coronavirus, on reçoit des mails faisant état d’une prise de conscience collective de l’abus de notre mode de vie tout superficiel, qui n’est pas plus élevé que la recherche animale de confort et de bien-être routinier engourdis dans la matière, ne vivant que pour les objets de commodité et les plaisirs ou sensations éphémères. Ces mails disent « arrêtons cette existence futile, sans sens, qui construit un avenir avec les matériaux de l’avidité, de la cupidité dans un présent où personne n’est vraiment satisfait, éveillons-nous à des valeurs de solidarité, d’amour, d’amitié. » mais en sommes-nous capables ? Et nos idéaux ne sont-ils pas des idées réactionnelles témoignant de ce que nous sommes vraiment : des êtres craintifs, ambitieux, imbus de nous-mêmes, qui, lorsque notre vie toute superficielle est menacée, changeons de camp, écologique ou spirituel, critiquant nos prochains de ce qui en fait, inconsciemment, nous ronge nous-mêmes ?

Ce mouvement de peur viscérale et de révolte collective qui demande à chacun de prier (et non d’incriminer les autres en les montrant du doigt), de méditer collectivement, sera-t-il suffisant pour changer la face du monde ? Demain, quand la guérison sera assurée, la plupart d’entre nous ne retomberont pas dans le même train-train quotidien d’inertie dans une vie routinière toute subconsciente bercée au rythme de sensations sans âme, gouvernée par la sécurité stupide donnée par quelques biens matériels, comme l’âne avec sa carotte, dans la réduction totale de notre potentiel infini ? Est-ce cela vivre ? Mourir pour quelques plaisirs qui finissent toujours en poison ? La sécurité tant prônée par la société qui conditionne nos actes pour une terre promise où chacun sacrifie son existence et son présent, existe-t-elle vraiment ? Le futur n’est-il pas plutôt dans le mainte[1]nant ? Vivre pleinement dans le présent n’est-ce pas la garantie de demain ? Mais le problème, c’est que l’ego est incapable de vivre pleinement car il est programmé par le temps  ; son présent, produit du passé, est tout tendu vers l’avenir ou bien il n’est que relâchement, par le sexe, l’alcool, la cigarette, de tensions causées par le stress d’une existence insensée ; son bonheur est toujours dans l’anticipation d’un demain : quand il obtiendra sa maison, cette voiture, ce mari, ce titre, cette richesse, ses vacances, puis finalement la retraite. Son présent réel est inexistant, tout abruti qu’il est dans sa marche vers le devenir, vers ce qu’il va obtenir ou une fuite utopique. Le futur n’est en fait qu’une idée qui se passe toujours dans le pré[1]sent.  Vivre vraiment, c’est vivre dans l’épanouissement de notre potentiel qui ne réside pas dans l’ego mais dans notre être spirituel qu’il nous faut urgemment découvrir au tréfonds de nous-même dès aujourd’hui. Lui seul est capable d’une vraie vie car il est en consonance avec la vie du tout auquel il se sent intimement uni, en symbiose avec la fleur, l’arbre, l’enfant, le vieillard, avec tout ce qui existe. Cette coexistence de la vie et de ses expressions resplendit dans le seul présent, que les sages appellent le présent éternel car il est tissé des fibres des vraies valeurs d’amour universel, de bonté et de beauté qu’il nous est urgent d’incarner.

Ce retrait imposé par le virus porteur de mort doit être vu comme un divin message qui, pour arrêter la folie par laquelle chacun de nous se détruit et la planète avec, nous oblige à poser un regard sur nous-mêmes et notre existence. Profitons de ce confinement, de cette solitude imposée par les événements et transformons cette situation négative en une opportunité. Au lieu de subir les circonstances, mettons-les à notre service et faisons ainsi du confinement une retraite spirituelle afin de trouver notre être vrai, s’il existe en nous quelque chose qui n’est pas l’ego. Dans le passé les aspirants à la sagesse quittaient pour un temps le monde, l’agitation et la vanité des hommes, pour se recueillir dans une grotte, un ashram, un monastère et ainsi s’adonnaient cœur et âme à la recherche de leur être profond et de la réalité ultime. En effet, l’ego est avant tout agité par ses peurs conscientes et inconscientes, par son besoin de sécurité, ses désirs inassouvis, ses impulsions, sa soif de sensations et de plaisirs. Il ne peut dans la vie courante rester en place, toujours affairé à une chose ou une autre. La danse collective devant les fenêtres et la musique à haut-parleur, les sms en abondance, certes sont amusants et dissipent la solitude, mais en même temps gardent notre ego dans l’agitation. Vu comme un lieu de recueillement, un lieu sacré, le chez soi du confinement devient un centre de vraie méditation et non un lieu de sociabilité ou de distraction. Pour l’ego cette contrainte de ne pas bouger est une véritable torture. Pourtant, si nous prenons conscience que tous les conflits du monde, au sein de la société, de la famille et du couple sont provoqués collectivement et individuellement par l’ego, et sont, inconsciemment, dus au conditionnement et à notre ignorance atavique, alors nous pouvons percevoir que mettre ce nain humain, ce drogué, cet intoxiqué du matérialisme, possédé par ses possessions, envoûté par ses désirs, en quarantaine pour le désintoxiquer de ses avidités insatiables, où les choses, l’argent, sont plus importants que les êtres, est une nécessité bienfaisante.

Un jeûne physique, vital et mental, peut seul dans son apaisement nous amener à la découverte de notre être profond. Le corps qui gesticule pour assouvir ses appétits et les plaisirs de l’ego, le mental qui ressasse les mêmes propos dans un bavardage incessant doivent être consciemment perçus et éliminés d’eux-mêmes par cette simple perception nouvelle. La difficulté est de prendre conscience que notre être réel de nature spirituelle existe derrière notre être de surface, notre personnalité façonnée par la nature. Cette prise de conscience n’est possible que lorsque nous ne sommes plus assujettis à la clameur de notre moi et tout l’attirail des désirs. Une fois que l’ego est remplacé par notre être spirituel, le corps, les émotions et le mental prennent leur vraie valeur et deviennent des instruments d’expression pour le contact varié et infini dans l’harmonie de l’existence universelle.

Si vous n’opposez pas de résistance à l’adversité présente, vous verrez que va advenir en vous un calme surprenant, précurseur d’une nouvelle conscience de nature universelle et d’amour. L’ego est remis en question, ses actes sont perçus maintenant comme une usurpation de notre vrai moi, solidaire de tout ce qui existe : le mal causé à un tiers est une souffrance ressentie en nous-même. Prenons pleinement conscience que chaque action, chaque pensée ont une répercussion non seulement sur notre prochain, mais aussi sur notre environnement et la planète entière. Dans ce sens, nous sommes beaucoup plus importants au bien-être du tout que nous ne le réalisons et c’est d’ailleurs à cause de cette ignorance que nous brutalisons passivement ou activement le monde.

« L’ego était une aide » car pendant longtemps la conscience a évolué dans l’inconscience, la subconscience et l’ignorance. Pour sortir du troupeau, il était donc nécessaire de développer et d’affirmer son ego, qui étouffe toute expression personnelle. «  L’ego est maintenant l’entrave » car de nos jours, son affirmation est complète. Chacun, en voulant être quelqu’un et réussir, a marché sur les pieds des autres, tout en se détruisant lui-même et détruisant son environnement. L’ego est donc une entrave pour l’avènement d’une nouvelle conscience pleinement éveillée. Il doit, en conséquence, être dépassé. C’est ce que krishnamurti appelle la mort psychologique, la fin du moi.

Aujourd’hui, c’est l’heure de le dépasser, non en se conformant à une idée, ou en créant une idéologie de l’au-delà de l’ego, mais par sa propre compréhension de la nécessité de le faire, car c’est aller vers la vérité, là où il n’y a plus de faux problèmes mais seulement l’aventure vers l’infini qui est une action à la fois individuelle et universelle. L’homme, la femme, nouveaux ne vivent plus pour eux-mêmes, pour leur famille ou pour une secte ou un parti politique, mais pour l’humanité entière sans les frontières imposées par l’ego, la peur et l’avarice qui divisent le monde.

L’urgence d’un changement de notre moi psychologique en un être spirituel ne peut plus être niée sans mettre en péril la terre et nous-mêmes. Les phénomènes extérieurs dévastateurs sont un rappel à notre responsabilité individuelle d’agir. Maintenant que nous sommes informés par des chercheurs spirituels accomplis de la source du problème au sein même de notre conscience, et non pas comme nous le pensions naïvement à l’extérieur de nous chez les autres et dans la société, cette nouvelle perspective spirituelle doit nous mettre sur le chemin de la pensée éclairée ne se séparant pas de l’action, en pleine connaissance de notre faux moi. Mais par où commencer ? Ce n’est pas par un développement personnel dans l’expansion de notre moi que l’être spirituel naîtra, mais par une ouverture à la vie universelle où tous les êtres sont perçus comme des autres nous-mêmes dans l’unité indivisée de la réalité holistique. En effet, ce qu’il est essentiel de réaliser dès le début, c’est qu’il n’y a pas, comme le proclame l’ego, d’existence en soi séparée. La vie est relation dans l’un. La vie spirituelle base son action créative sur cette interdépendance où chaque chose est à la fois unique et unie, sans séparation, avec tout ce qui existe. Néanmoins, il ne s’agit pas de s’éteindre ou de se fondre dans le tout, mais de le faire revivre avec notre participation active : chaque cellule régénérée influe sur la santé de l’ensemble.

Pour bâtir un nouveau monde il nous faut auparavant prendre conscience du double mouvement des opposés dont nous sommes animés, qui tend soit vers un individualisme effréné soi vers un communautarisme, un communisme plus ou moins formulé où l’individu doit se conformer, se soumettre ou s’immoler à l’état, à un parti, un groupe, une communauté, une spiritualité, une secte. C’est au sein de cette gamme fermée qui nourrit les conflits, les guerres, que nous naviguons, sans nous rendre compte que la contradiction existe en fait au sein même de l’individu pour qui vivre, c’est affirmer ses désirs et ses avidités et qui éprouve en même temps le besoin de s’oublier, de se perdre dans autrui, dans un couple, une relation d’amitié, une idée, une pensée, une idéologie matérialiste ou spirituelle. L’être spirituel ne vit pas dans cette contradiction, il n’a pas besoin d’unifier ou de synthétiser ces deux aspects, en apparence contradictoires, individuel et communautaire, car ils font partie même et sont indissociables de son être et n’existent pas séparément comme dans la conscience de l’ego. Ainsi, l’être spirituel embrasse la diversité avec joie au sein de lui-même, toutes les divisions et antagonismes dont souffrent notre terre sont dissous, il ne reste que l’harmonie créative.

Une vraie spiritualité ne sépare pas l’individu du groupe de la société, du monde, de la planète, de l’univers. Sans le piège de l’identification singulière à un comportement figé dans un moule spirituel (la posture de méditation, la robe de l’ascète, la répétition des paroles d’un maître, etc.), l’individu peut enfin réaliser sa nature profonde qui est solidaire de tout ce qui existe. Son être vit sans hiatus dans l’universel, au diapason de l’intelligence cosmique, dans l’être du tout, et aussi dans l’essence intemporelle, source de lui-même et de l’universel. C’est cette triple union qui inspire tous ses mouvements coordonnés dans une synthèse divine. Ainsi dans l’éveil d’une vraie spiritualité, tous les problèmes écologiques et sociaux créés par les faux-besoins, l’avidité sans fond de notre ego, disparaîtraient en un clin d’œil.

Ne voyons pas cette réalisation comme quelque chose d’impossible ou de lointain, car les sages des upanishad nous disent que nous sommes déjà cette réalité. Ce qu’il est impératif de comprendre d’une manière complète et impersonnelle, c’est la nature de notre faux-moi et qu’il faut l’analyser comme un scientifique le ferait, jusqu’à sa désintégration totale. Car tant qu’il reste un soupçon de moi, les mille formes séparatrices des -ismes font retour. Une fois libre de notre petit moi, la relation harmonieuse de l’universel et de l’individuel, de l’homme et de la société, se révèle spontanément. Le barrage étant levé, les énergies débloquées vont à leur destination vers le déploiement du potentiel infini du réel.

Une fois que cette compréhension est complète il nous est plus facile de nous dégager des faux problèmes que le processus du moi engendre et de saisir ce que peut être une vraie spiritualité. Avant la vie spirituelle nous vivions pour nous-mêmes, pour notre plaisir, pour notre réalisation personnelle ou nos projets, maintenant c’est la joie d’être tout simplement dans l’éternel maintenant qui s’articule créativement en chacun. Il y a une période de transition où l’ego prend conscience de sa nature défective égotique et se lance dans la voie spirituelle, devient altruiste et philanthrope. Tout cela est très bien, mais ce n’est qu’un passage où même la notion de faire le bien un jour se dissipe dans le mode d’être du vrai spirituel où l’action spontanément bienfaisante, sans calcul, s’effectue sans attendre en retour  une rémunération, une reconnaissance ou toute autre satisfaction personnelle.

Dès que la crise sanitaire sera finie, ne retournons pas dans nos vieux chemins, nos vieux schémas  : ils sont périmés et ont causé assez de tort. Ceux qui ont compris la nécessité de l’urgence d’un changement intérieur font face à une difficulté en apparence insurmontable : comment sortir du cercle vicieux qu’est la pensée qui porte en elle la racine de l’ego ? C’est justement là où se trouve le piège car tout mouvement pour en sortir resserre les nœuds de l’ego ! Apprenons simplement à voir ce faux moi que nous sommes comme une habitude d’être mécanique, de même qu’un disque rayé revient sur lui-même en répétant le même refrain encore et encore et ainsi bloque tout renouvellement et fluidité d’être. Ce regard détaché sur nous-même nous fera sourire d’empathie.

La vie est sacrée et c’est parce que nous ne percevons pas cette vérité que en voulant jouir de la terre nous la transformons en cimetière ; en voulant le bonheur pour nous-mêmes nous cultivons la misère alentour ; en voulant toujours plus nous épuisons les richesses naturelles. Pourtant la peau de chagrin est bien réduite et peut se désintégrer à tout moment. Ce confinement imposé par le destin est un appel à une action décisive. Que choisissons-nous : procrastiner dans la voie sans issue de notre ego ou bien provoquer son éclatement à la lumière de la liberté spirituelle où le réel prend son essor ? Ne laissons pas passer ce moment opportun, l’urgence du changement préconisée par krishnamurti doit être incarnée en fait et non pas diluée dans les mots.


Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°136, Juillet 2020, « Confinés Déconfinés Et maintenant ? »

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