Publié par Dominique Schmidt dans le n°147 de la revue 3ème Millénaire de Mars 2023, intitulé « L’innocence »

La Transparence d’être


Ayant croqué la pomme de la connaissance, Adam tomba dans la dualité, le monde de la séparation et de la souffrance. Mais les Écritures indiquent aussi la voie de retour au jardin céleste : la pureté du cœur naturelle à l’enfant. L’état d’innocence de la conscience d’un enfant serait-il donc le symbole de la réalisation spirituelle ? la clé qui ouvre la porte de l’âme au vrai, au beau, au bien ? Il est certain que le savoir, la pléthore d’informations qui gonflent la poitrine de l’ego, l’éloigne de cette transparence d’être. L’innocence nous permet d’entrer en relation intime, directe avec un objet ou une personne et de ‘sentir’ leur essence avec notre cœur, notre âme, notre être tout entier, alors que la connaissance nous garde à la surface des choses sans pouvoir sonder leur profondeur. 

Dans l’éveil spirituel, on ne peut être dans les deux camps à la fois : être innocent, vulnérable, ouvert à la vie universelle et être tapi sur soi-même, dans l’expansion de son moi et de ses possessions (personnes et choses). Là réside toute la difficulté de la réalisation spirituelle : tout en aspirant à la vie spirituelle, nous restons amarrés à notre moi de surface. Ce qui explique pourquoi très peu franchissent ce portail qui exige la nudité de l’être qui ne peut supporter même un voile vertueux, comme l’humilité. 

C’est dans l’innocence que la magie de l’existence révèle toute sa saveur, tous ses trésors, imperceptibles à l’œil de ceux qui, centrés sur eux-mêmes, recherchent le bonheur dans les choses ou dans le devenir de la réussite personnelle. Paradoxe spirituel : la main qui prend est saisie par sa prise, l’homme qui s’enrichit s’emprisonne dans sa richesse, alors que l’état d’innocence récolte sans les rechercher toutes les richesses authentiques de l’existence, grâce aux yeux qui savent ‘voir’ et apprécier ! Pour la plupart d’entre nous, la pureté d’être reste un concept pieux, bon pour ceux qui aspirent au dépouillement, mais une impossibilité dans la réalité des faits d’un monde où pour survivre il faut se battre, être sur ses gardes, sur le qui-vive de la défensive-offensive.  

La question qui se pose dorénavant est celle-ci : l’ego, qui représente l’état actuel de la conscience humaine, est-il capable de ce retour à l’innocence d’un enfant ? à cette nudité d’être où l’armure du moi consolidée par la connaissance et les titres doit disparaître (il est question ici de la connaissance dont l’individu tire un pouvoir, qui augmente son prestige et son sentiment de supériorité. La connaissance sans sagesse dégénère vite en exploitation, notre monde technologique en est un exemple flagrant) ? Mère de Pondichéry explique que dans les yeux d’un enfant brille l’étincelle divine impolluée par le monde des adultes et qu’à leur contact, par l’éducation et la connaissance, par le savoir et les conditionnements, progressivement cette flamme de l’innocence s’éteint et l’œil s’obscurcit. Il est vrai que rares sont les regards qui ne reviennent pas sur eux-mêmes. Dès qu’il y a intérêt, désir, attraction, un nuage recouvre la pureté d’être : le regard est voilé !  

L’ego et l’innocence sont en fait antinomiques. Le premier est fermé, préoccupé de lui-même ; l’autre est ouverte, émerveillée par un rien ! Comme le mouvement inhérent à l’ego, par nature insatisfait, est d’aller vers le plus, il recherche le bonheur dans les sensations et les choses matérielles, puis, frustré, il poursuit de la même manière la vie spirituelle, empruntant un nouveau jargon drapé d’idées nobles, le plus souvent moralisantes, sur ce qui devrait être. Mais l’ego peut-il devenir innocent et pur ? Ce qui est faux peut-il devenir vrai ?  

Selon Krishnamurti, du faux, de l’ego, on ne peut atteindre au vrai, alors que pour Sri Aurobindo l’ego n’est pas complètement faux, il est une demi-vérité qui cache en lui le potentiel de la vraie individualité. L’ego est un stade préparatoire dirigé comme une marionnette par les fils de la Nature, les Gunas, (voir la revue no 141 ou Le Nouvel Homme selon Sri Aurobindo et J. Krishnamurti). Il est tel le cocon qui renferme la chenille qui deviendra papillon : à l’heure de sa maturation, il libère par sa dissolution un autre ordre de réalité dans la vastitude de l’être. Ainsi l’ego prépare l’être spirituel qui le métamorphose.  

S’il est complètement faux, l’ego est alors une entité illusoire. Il ne peut donc évoluer, il ne peut réaliser que l’état d’innocence fabriqué par sa pensée ou son imagination. En revanche, s’il est à moitié vrai, une demi-lumière obscurcie par la pénombre de son sentiment de séparation, il peut se libérer de l’illusion de séparation, et la moitié fausse de lui-même se transforme en un individu-universel, la vraie individualité. Ce qui a disparu est l’illusion de séparation, pas l’individualité. Mais cette nouvelle individualité conquise n’a rien à voir avec l’individualité de l’ego qui vit avant tout pour lui-même, dans la séparation de son bien-être qui tourne inévitablement en mal-être. Le retour à l’innocence est alors un dévoilement de la Maya des identifications qui recouvrent la pureté de l’être, car la fausse individualité est l’amalgame de toutes ses appropriations physiques, psychologiques et soi-disant spirituelles. Ainsi, ce ne serait pas dans le développement personnel, mais au contraire dans la libération de tout ce qui est personnel en soi, que l’innocence, dépouillée de tout revêtement psychologique, révèlerait sa lueur incandescente. La vraie individualité serait comme une fenêtre, centre lumineux où pénètre la richesse infinie de la vie cosmique qui rayonne en son être. Cet état d’innocence permettrait la perméabilité de la conscience au toucher divin. 

L’enjeu est le suivant : soit il n’existe qu’une conscience universelle avec l’illusion que l’ego, l’individu, a d’exister par lui-même dans un univers qui n’est qu’un terrain à exploiter, soit il y a coexistence d’une conscience universelle avec un vrai individu qui se sentirait solidaire de sa texture et ‘l’exprimerait’ d’une manière unique, renouvelée, créative, toujours dans l’harmonie de la relation de l’un et du multiple. Dans le premier cas, il n’y a rien à faire, aucune volonté à exercer que celle de ‘voir’ l’illusion qu’est l’individu. Dans le second, il s’agit de perdre sa première peau, le cocon, la fausse individualité, pour que surgisse, dans cet état d’innocence, l’individu vrai ‘exposé’ à la vie sans autre protection que sa vulnérabilité en laquelle la sensibilité se révèle à fleur de peau. L’individualité, dans l’état d’innocence, n’est plus séparative, mais elle garde néanmoins une démarcation qui permet l’expression créative du jeu infini de la Conscience universelle en sa propre personne. 

L’assertion que ‘Nous sommes le monde’ de Krishnamurti est vraie, mais également celle de Sri Aurobindo qui redonne à l’individu toute sa valeur et sa raison d’être, non pas en épanouissant davantage les qualités sous-humaines de son stade actuel égotique d’animal-homme, mais en le dépassant radicalement pour actualiser son humanité divine qui est d’une tout autre nature. Il est vrai que nous n’avons ni réalisé autrement qu’en idée la vérité de Krishnamurti, ni actualisé l’individualité divine qui est en sa réalité profonde inséparable du tout et de sa source transcendante. Nous sommes dans un monde en transition et c’est en dépassant notre état présent d’êtres mentaux soutenus par l’ego que l’avènement de la nouvelle conscience dans un individu spirituel deviendra la réalité effective. C’est en cela que consiste le vrai travail sur soi et non pas en l’affinage des qualités de l’ego dans le développement de vertus. 

La peur est la face cachée de l’ego, elle est l’essence de son être et son devenir. Elle explique son besoin insatiable et obsessif de sécurité que la société exploite : l’argent, les banques, la propriété, le territoire, les frontières, le nationalisme, la position sociale, la prétention, sont les fruits amers de son jardin privé. Une grande partie de la genèse des activités sociales et de notre civilisation est enracinée en elle. C’est pourquoi tout effort pour améliorer le monde à ce niveau de conscience ne peut aboutir. Faire face à cette peur fondamentale dont l’ego est issu la transforme en l’innocence de l’être qui seule peut amener une vraie renaissance. 

L’ego, qui ne convoite que les désirs, les plaisirs éphémères, avec leurs souffrances concomitantes, est une impasse. L’innocence résulte de la mort psychologique où le moi psychologique n’intervient plus. Dans ce non-devenir, l’ego est en ‘standby’, dans les limbes, sans futur. Dans ce non-mouvement vers quelque chose, vers un projet, un espoir, une bonne fortune, l’ego perd sa raison d’être, il est dépourvu de tout devenir, exposé au seul présent sans continuité, inoffensif, il se métamorphose en l’état d’innocence qui l’ouvre à la présence intemporelle divine. C’est un peu comme lorsque, dans une discussion fondée sur des arguments intellectuels, une lassitude de la vanité des mots soudainement nous rend silencieux. C’est dans ce lâcher-prise, sans ne plus rien ajouter de nous-mêmes, que l’état de vulnérabilité de l’innocence envahit notre être. C’est la perte de soi-même, du contenu psychologique, qui engendre dans cette nouvelle conscience vierge l’état d’innocence, d’ouverture à la vraie vie, où l’existence est pénétrée par la grande Vie, la vie unifiée universelle. 

Le retour à l’innocence est le pivot central qui permet la transformation de la conscience, d’une conscience égocentrée à une conscience universelle, et ensuite, progressivement, celle de toute notre nature complexe, physique, vitale et mentale. Il est vrai que notre nature, évoluant dans un monde matériel, dans un corps physique, a développé un ego terre à terre qui est un frein au développement de notre être mental profond et de la vie spirituelle potentielle. Le mental spiritualisé, dégagé de l’emprise matérielle, peut recevoir la lumière supérieure de la conscience spirituelle et réorganiser ses relations avec le monde en détruisant, tout d’abord, toutes les frontières physiques et psychologiques que l’ego a conçues par sa mentalité matérialiste et séparative. Notre corps, notre être vital et mental se subtilisent et peuvent ainsi répondre aux vibrations imperceptibles du champ vibratoire unifié spirituel. Le monde spirituel devient notre nouveau terrain d’action et d’épanouissement. 

Contrairement à l’ego dont la recherche de sécurité le coupe de la vie en un contact indirect et duel, l’innocence est en contact direct avec la vie. N’ayant plus de moi psychologique à protéger, l’individu devient transparent. Il est la vie libérée de toutes les préoccupations matérielles causées par la peur et l’insécurité. Vide de mobiles égotiques, sa conscience devient spontanément ‘attention pure’ : ouverture authentique et inconditionnelle de l’être, que l’on peut qualifier de regard pur sur son prochain et sur toute chose. Ceci explique la difficulté dans notre cheminement spirituel à réaliser l’état de conscience de pure attention, car sans l’innocence et la transparence de l’être la pensée crée une distance avec la réalité entre les barbelés de la protection d’où nous regardons le monde. Un lâcher-prise total de nous-mêmes sans que ‘personne’ ne lâche prise est la grâce de l’innocence. 

Si l’innocence dont il est question ne peut être l’apanage d’une recherche consciente, d’un travail sur soi mené par notre ego, y a-t-il un lieu, un centre dans notre psychologie ou dans notre complexe nature où elle est native ? Une Upanishad parle de ‘l’âme de l’être, plus petite que la centième partie d’un cheveu’. Cette métaphore serait-elle une direction vers l’intériorité non accessible à l’ego de notre être authentique, caché au tréfonds dans la crypte de notre cœur ? L’enfant, symbole de pureté, est un indice de l’état d’innocence qu’il ne faut pas négliger. Cependant ni la pensée qui résulte du passé et de la peur, ni l’ego qui en est le fruit ne peuvent en aucune façon connaître vraiment l’état d’innocence dont l’essence est d’une autre nature. En effet, l’ego est un phénomène produit par la Nature évolutive ; identifié à la forme physique qu’elle a créée de sa substance, il se sent séparé des autres formes physiques qui sont pourtant conçues de la même substance que lui. C’est ainsi que l’ego, la conscience séparative, est né et la conséquence de cette division est le monde. Mais l’innocence peut-elle survivre de la même manière dans un enclos séparé ? Si la pensée a évolué à partir de cet enclos, l’innocence, la liberté d’être, peut-elle respirer dans l’atmosphère d’enfermement propice à notre mode égotique d’être ? 

En fait, notre nature comporte deux aspects : un superficiel centré sur l’ego et la vie extérieure, l’autre profond centré sur notre moi intérieur, qui dans l’intériorité la plus profonde, a son siège dans l’Être psychique. Cet Être psychique, selon la terminologie de Sri Aurobindo, est relié directement à la vie universelle et à la source transcendante dont elle est une parcelle. C’est en ce sens que l’innocence est une vertu naturelle inséparable de son essence et non pas de l’ego qui est un rudiment des processus de la nature dans sa phase évolutive inférieure. Innocence, pureté, transparence, amour, joie pure, êtreté, bienveillance, humilité, tendresse sont les termes interchangeables formant l’essence et la trame de l’Être psychique. Le retour à l’innocence est le croisement des chemins qui libère l’ego de son piétinement horizontal continu dans la séparation en vue de sa transfiguration verticale où se révèle l’éternel présent au sein duquel il se trouve unifié dans un nouveau dynamisme d’être multidimensionnel. En effet, l’état d’innocence, par l’ouverture inconditionnelle qu’il provoque, permet aux énergies cosmiques de circuler librement et naturellement dans notre âme dégagée de la pesanteur du moi psychologique limité. 

L’innocence est le passage initiatique de l’état égotique à la vie spirituelle. Notre ego débarrassé de son attirail de devenir se libère dans l’innocence de la simplicité où il n’est plus personne et n’aspire à rien en ce monde aliéné dans l’épanouissement de la séparation, la poursuite du bonheur dans l’isolement. C’est à ce tournant décisif, au moment crucial du désespoir de l’être perdu dans la bousculade du devenir des ego, que la lumière de l’Être psychique surgit et illumine notre chemin. Cette essence d’âme ou moi essentiel d’origine divine devient nos yeux et c’est à partir de cette pure innocence de la transparence d’être qu’ils s’ouvrent dans la lumière de l’être pur, et qu’ainsi un nouveau monde où toutes les âmes sont solidaires se construit. 

Personne ne peut nous nuire quand le trop personnel est devenu universel et nous n’existons plus en tant qu’êtres séparés ! C’est par la grâce de l’innocence que l’ego, qui a arrêté de s’agiter dans son devenir sans avenir, se détend et devient ce qu’il a toujours été : ‘la Vie sans confins qui est la demeure de l’Amour’. 


Publié par Dominique Schmidt dans le n°147 de la revue 3ème Millénaire de Mars 2023, intitulé « L’innocence »

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