Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème Millénaire n°141, Septembre 2020, « Libre-arbitre, libre volonté mythe ou réalité ? »

Sommes-nous Libres ou sommes-nous le jouet des Gunas ?


L’histoire de la philosophie est emplie de débats à propos de savoir si nous sommes libres ou si notre destin est en grande mesure déterminé par les facteurs de l’hérédité ou des conditionnements sociaux, religieux, climatiques, économiques. Une réponse qui va de soi s’avère au bout du compte limitée car la question n’est posée qu’au niveau de conscience du questionneur qui la délimite. L’homme est apparemment libre de choisir, mais souvent, sans qu’il en soit conscient, il ne peut choisir qu’en fonction des conditions imposées par les facteurs pré-mentionnés. Mais si les conditions de l’existence qui le conditionnent s’avèrent être un choix non pas de son être naturel, existentiel, mais de son être profond immortel (qui transcende le temps et l’espace mais fonctionne dans ceux-ci pour des fins d’évolution créatrice et pour la joie de l’aventure temporelle), alors tout prend une autre signification. C’est elle que nous allons explorer dans cet article. Evidemment la réponse réelle ne peut être trouvée que dans la mesure où nous nous hissons nous-mêmes au niveau de conscience où la vérité ultime réside.

La philosophie indienne qui remonte au temps des Védas, des Upanishads, en particulier dans les systèmes du Sankhya, du Védanta originel et de la Gîta, répond sublimement à ces questions existentielles sans les séparer du monde spirituel, dont notre monde matériel terrestre tire toute sa substance, sous une forme involuée, cachée aux yeux de notre mental égotique.

La philosophie spirituelle de l’hindouisme profond nous enseigne que notre être naturel, l’ego, résulte de conditionnements de la Nature cosmique physique, vitale et mentale, et le ‘je’, qui est le centre coordinateur de ces énergies, n’est qu’une modification particularisée de ces principes conditionnants selon leurs modes qualitatifs, inhérents à chacun, appelés les Gunas. Nous verrons que le ‘Je’ possède trois polarités essentielles : le ‘Je’ naturel, l’ego, le ‘Je’ non-égotique de la Vie universelle et le ‘Je’ intemporel (l’Être suprême transcendant) immanent dans les deux précédents, ‘Je’ universel et ‘Je’ individuel. Il y a une quatrième possibilité de ‘Je’ qui, à proprement parler, est plutôt un ‘non-Je’ car, en faveur de la transcendance absolue, l’adepte rejette la vie universelle, le monde et l’individualité ; sur cet état de non-existence, il n’y a plus rien à dire: c’est la dissolution dans l’absolu sans formes.

 Le ‘Je’ conditionné, prédéterminé par l’énergie de la Nature, est en même temps en gestation perpétuelle dans un Devenir qui possède deux phases : l’une négative et mue complètement par les forces de la Nature (les conditionnements causés par les Gunas) et l’autre positive ou créative, quand le ‘Je’, en pleine maîtrise de ses énergies,  finalement transcende la nature tout en l’embrassant. Ce ‘Je’ que nous sommes est soit l’esclave des énergies de la nature, soit le maître. Le premier ‘Je’ évolue dans l’Ignorance dont l’ego est l’expression et le second dans la connaissance divine gouvernée par la vraie individualité, l’âme d’origine divine. Les degrés de conscience où nous sommes présentement déterminent le plus ou moins de liberté que nous possédons. La liberté authentique existe seulement quand notre conscience est libérée de l’emprise des Gunas et la liberté ultime, la liberté intégrale, advient quand nous arrivons à les transformer en des modes divins ; cette liberté nous permet d’‘agir’ dans le monde sans être conditionnés. Ceci d’ailleurs correspond à une vérité de Krishnamurti : ‘vivre dans le monde, sans être de ce monde’, c’est-à-dire sans s’y identifier et en devenir ainsi le produit. Cette maîtrise est une science et un art. Ce qu’il nous faut retenir, c’est que la liberté absolue résulte de la libération du mental du désir qui nous emprisonne dans le filet des objets qui se resserre d’autant plus que nous voulons davantage les saisir.

Les Gunas sont donc les modes de la nature dans lesquels nous sommes façonnés à tel point que pensant agir ce sont eux qui agissent en nous. Quand j’ai peur ou faim, par exemple, c’est la nature en notre organisme qui a peur ou faim et non un ‘je’ qui faussement s’attribue ses sensations. Il en va de même de nos émotions, de nos pensées auxquelles nous sommes identifiés, sans nous rendre compte que tout du long ‘nous sommes agis’ par les modes conditionnants de la nature, les Gunas. Ce qui explique pourquoi l’ego est un mode réactionnel d’être au contact des objets de l’existence, tiraillé entre l’attraction et la répulsion, le plaisir et la douleur, sans connaître l’action pure libérée de cette polarité.

La prise de conscience que nous sommes entièrement conditionnés par la Nature (appelé Prakriti dans la philosophie de l’Inde) est tout d’abord un choc pour l’orgueil de notre ego qui veut tout contrôler et imposer sa pensée. Faire face au fait que l’ego n’est qu’une marionnette manipulée par les fils (les Gunas) de la nature est presque une vérité inadmissible tant les déguisements sous lesquels il se cache sont subtils dans les formes prétentieuses de la vertu, des idéaux où il devient l’ego spirituel, l’homme politique, le sage ou le saint. Le vrai sage, par le fait qu’il n’existe plus en tant qu’entité séparée, ne se qualifie plus, il n’a plus d’autre visage que celui sur qui rayonne la lumière divine.

Les Gunas, les modes de la nature, déterminent la fabrique complexe de notre être, physique, vital et mental. Le monde matériel, dont l’atome et notre corps forment la substance, est gouverné par Tamas, principe d’inertie, d’obscurité et d’ignorance. Le monde vital qui régit les désirs, les passions, les ambitions et l’action, est contrôlé par Rajas. Le monde mental dont résulte la pensée, la réflexion, est appelé Sattwa, principe de lumière, d’équilibre et d’harmonie. L’individu est constitué de ces trois principes et leur combinaison, unique en chacun, détermine ses caractéristiques psychologiques. Chaque mode, chaque guna, détermine un type d’être : le type tamasique, le type rajasique, le type sattvique. L’individu qui vit dans l’ornière de la routine, qui ne recherche que le confort matériel, la sécurité et le bien-être physique, est appelé tamasique. L’être tamasique est conformiste, il évite de penser par lui-même, se range du côté du plus fort, il suit les informations sans intelligence. C’est le mouton. Son but ultime est de ne pas être dérangé : moins il fait, mieux il se porte. L’être rajasique vibre de désirs, il est mû par ses appétits, la convoitise, la luxure, l’intérêt ; il est compétitif, vénal, ambitieux ; avant toute chose il veut arriver, il a recours à la stratégie, au mensonge pour parvenir à ses fins ; le plaisir de l’action articulée par ses désirs est son modus vivendi. L’être sattvique recherche l’harmonie, la connaissance de soi, la lumière ; il est éthique et esthétique : le vrai, le bien et le beau sont ses idéaux. Chacun de nous est un mélange de ces trois principes qui sont en perpétuelle transmutation, mais tant que le principe sattvique ne domine pas notre nature nous restons l’homme-animal mû par l’ego de désir.

Le type sattvique, le point culminant de l’évolution mentale, est rare car le plus souvent s’insinue l’aspect vital de notre nature gouvernée par le désir et l’intérêt ou l’ambition. Néanmoins, même si cela est rare, c’est ce que recherche inconsciemment tout être car c’est seulement dans cette libération de l’asservissement au désir que nous expérimentons la paix ou du moins une forme de sérénité non corrompue par le désir.

Cependant, même dans l’accomplissement le plus élevé de notre nature et dans l’équilibre harmonieux obtenu, nous restons les marionnettes de la Nature (Prakriti). Car, comme nous l’avons vu, le type parfait sattvique n’est pas libre de l’ego devenu lumineux, il reste à part entière un individu séparé, produit de la Nature, c’est-à-dire qu’il est un rouage de son fonctionnement : il vit en son sein comme un moyeu de sa roue qu’Elle tourne par sa Maya mécaniquement comme une machine, nous dit la Gîta. Néanmoins, même si l’ego n’est pas encore émancipé de la Nature, il a dans son état de réalisation relative réussi à vaincre sa dépendance au désir rajasique et l’ignorance et l’inertie du Tamas. Cette maîtrise est en fait nécessaire avant que l’ego anticipe l’éventualité de se dépasser par la mort psychologique et de s’ouvrir à la dimension d’être par-delà les Gunas où l’âme, le Purusha, la vraie individualité éternelle, réside. Sans prendre conscience de l’âme présente au tréfonds de notre être, cachée derrière le jeu de la nature, le danger est de tomber dans une spiritualité statique, c’est-à-dire de vivre en retrait dans le Moi silencieux, dans un nirvâna immuable, hors de la Maya de la Nature, source du mouvement créateur dynamique dont l’ego est pour le moment l’ombre et le masque de la vraie individualité. L’évolution de l’ego soumis aux modes de la nature est une préparation nécessaire avant la naissance de la vraie personne, l’individualité lumineuse de nature divine. Il ne faut donc pas éliminer l’ego systématiquement sans comprendre l’intelligence qui est derrière et qui le soutient vers des fins téléologiques. Bien que l’ego soit d’une certaine façon un robot de la Maya de la nature (l’homme-machine), il porte en lui la nostalgie de sa divine origine dont la liberté d’être est suprême et souffre de cette perte qu’il compense inconsciemment par le désir des choses qui le tient emprisonné. Mais en même temps, ce conflit intérieur, plus ou moins conscient, que chacun de nous porte en soi, est le levier de l’action de la recherche qui nous pousse vers la lumière de la connaissance de soi et la liberté d’être.

Si dans tous ses choix l’ego est déterminé par la Nature, le libre arbitre, la volonté libre d’agir sans être assujetti aux désirs, à la peur, au devenir, existe-il ? Y a-t-il un bonheur qui existe en soi et ne dépende de rien d’extérieur comme c’est le cas pour l’ego toujours à l’affût de sensations, d’un trésor matériel ou spirituel qui l’enferme soit dans les choses soit dans les temples ? Selon la Gîta, seule l’action qui n’a autre mobile que de faire ce qui doit être fait sans attente d’une récompense ou des fruits de son labeur possède cette liberté. Serait-ce la clé de ‘notre’ liberté ? ou plutôt de ‘la’ liberté, car elle ne peut être appropriée : elle serait alors sujette à la volonté de désir qui est l’antinomie de la liberté qui ‘advient’ seulement quand cessent les désirs. La vraie liberté n’est pas une valeur extrinsèque, ce qui explique que la lutte pour la liberté, même si elle est conquise, devient une nouvelle prison, l’incarcération dans une nouvelle norme ! Une action sans mobile personnel sous-entend que l’acteur et son bagage ne sont pas présents dans l’acte lui-même. L’acteur, le moi, agit toujours avec un mobile dont le désir est le moteur, quel que soit son objectif. Nous sommes dans un cercle vicieux apparent, car comment être libres dans notre volonté quand le désir la domine ? Sans le désir et son objet, pourquoi agir, quel gain y a-t-il à le faire ? Comme nous l’avons vu, l’action du désir nous isole dans l’attachement à l’objet désiré, elle ne nous libère pas mais nous soumet, ce qui renforce l’ego ; elle crée une ornière où nous nous enlisons dans le désir et ses objets, où la Vie, toujours libre, ne peut plus circuler. C’est la volonté du gain, qui est responsable de la dégénérescence de notre monde et qui, avec toute la bonne volonté des moi en contradiction entre eux-mêmes et avec les autres, aboutit à un enfermement qui tourne au confinement psychologique : l’aliénation dans l’action même d’essayer de s’en sortir ! Cette volonté issue du désir (le guna du rajas) est donc une impasse. Tant qu’il y a un objet en vue, l’ego, synonyme de désir, perdure. La solution est donc, comme le prescrit la Gîta, d’être capable d’une action pure qui nous libère de nous-mêmes et de tous les objets, ce qui nous réintègre spontanément dans la vie universelle. Cette réalisation est la vraie liberté de nature spirituelle, car l’acte sans ego est accompli dans l’harmonie avec le Tout dont notre âme est une parcelle indivise. C’est à ce point qu’il est essentiel de distinguer l’ego de l’âme : l’ego produit de la Nature et ses Gunas – les modes qualitatifs conditionnants, est donc complètement déterminé, et l’âme, parcelle du divin transcendant, cachée derrière la manifestation de la Nature, est suprêmement libre.

Un autre article sur ce sujet serait nécessaire pour développer le jeu qui existe entre la dualité apparente de l’âme et la nature (Purusha et Prakriti) afin de mieux comprendre la position de l’ego et le libérer dans la conscience spirituelle. Toutefois, j’aimerais donner un exemple qui nous fera pressentir ce qu’est la liberté spirituelle que notre ego ne peut pas vivre tant qu’il persiste à s’extérioriser vers les choses. L’ego résulte de l’identification et de l’attachement aux objets (argent, possession, personne, sexe opposé, développement personnel, obsession de soi-même, son corps, ses idées intellectuelles ou spirituelles : tout cela est l’expression exclusive de la pensée qui envahit l’ego et le tient isolé dans son monologue). La plupart d’entre nous avons fait l’expérience d’un détachement d’avec un de ces objets dont nous étions l’esclave, émotionnellement, psychologiquement ou spirituellement. Et au moment de rupture avec l’objet d’attachement, nous avons ressenti une sensation de liberté, un relâchement émotionnel et une joie indescriptible. Nous étions comme sortis de nous-même, de la prison de notre attachement, et avions la sensation de vivre comme pour la première fois au grand air de la Vie. On se sent disponible, ouvert, le monologue intérieur cesse, plus de pensée introvertie, juste la joie d’être là, attentif à la vie sans ne plus vouloir posséder. C’est la plénitude d’être et, miraculeusement, à ce moment d’ouverture, le murmure de l’infini se fait entendre : nous sommes maintenant à l’écoute de sa mélodie universelle et comme par enchantement inspirés et aspirés par et dans son éther spirituel. Maintenant, tout nous parle, chaque chose, chaque être, a une profonde signification, nous sommes en participation avec le Tout qui nous révèle progressivement ses secrets à la mesure de notre amplitude. C’est la fin de l’ego, le début de la liberté spirituelle.

La clé de cette liberté spirituelle où notre intelligence est en résonance avec l’intelligence et la volonté universelles est d’avoir commencé le chemin de dés-identification en commençant par les petites choses : l’important est d’avoir commencé. A chaque objet de libération, les revêtements de l’ego se dissolvent un à un, ce qui nous rend progressivement de plus en plus disponibles aux vérités du réel. Une fois l’ego dépassé ou dissous c’est le ‘Je’ de la Vie dont l’expression est l’amour, qui n’est plus suscité par les réactions de l’attirance, qui rayonne maintenant de notre être sans ne plus rien désirer en particulier car il possède le Tout ! C’est la libération de l’emprise des Gunas, la liberté ultime où la vraie volonté s’épanouit sans l’ego. Nous sommes devenus coparticipants dans la marche créative de l’infini dans l’unicité de notre être.


Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème Millénaire n°141, Septembre 2020, « Libre-arbitre, libre volonté mythe ou réalité ? »

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