Publié par Dominique Schmidt dans le n° 143 de la revue 3ème Millénaire, Mars 2022, ayant pour thème général « L’Identification ».

L’Identification, Source de Notre Souffrance et de Notre Libération


La compréhension profonde de l’identification à la fois nous libère de l’ego, fait surgir notre être profond, et nous met sur le chemin de la réalisation. 

Plus notre vision est globale et synthétique, plus nous sommes capables de saisir ce qui autrement ne serait qu’anomalie ou aberration. L’identification est, parmi ceux que la Nature a introduits en notre nature, un élément créatif qui prète à confusion. Quand l’absolu se manifeste dans le jeu universel, il devient relatif et temporaire. C’est dans la transaction de l’éternel avec l’impermanent qu’advient l’identification. L’identification résulte de notre ignorance fondamentale de la réalité profonde dont nous sommes l’essence. Notre expérience de la vie de tous les jours est bien autre, nous sommes confrontés à une existence précaire, à un présent où tout est impermanent. Dans l’angoisse plus ou moins consciente de cette sombre réalité où la mort nous attend, nous désirons que perdure à jamais l’image de nous-mêmes avec toutes nos identifications (maison, argent, sécurité, plaisir, jeunesse, titres, etc.). Ainsi, la seule issue, c’est de continuer avec notre pensée à nous identifier, à nous projeter dans un avenir où ‘le plus’ et ‘le mieux’ ravivent notre identité fictive. 

En effet, notre nature de surface est composée d’un être de sensation et de désir et d’un être mental, de pensée (l’animal humain). Les sensations de plaisir qu’apportent les choses étant éphémères et notre existence, liée à la mort, étant fugace, nous nous identifions à une image durable ou à une idée de nous-même rassurante qui dans le courant instable de la vie nous donne l’illusion que nous sommes quelqu’un d’important dont l’identité se fixe dans une continuité, avec un nom comme étendard. Le désir et la pensée complotent ensemble afin d’édifier un ego stable sur les sables mouvants de l’existence. Les identifications consolident ainsi notre persona par l’appropriation des choses, des êtres et des idées. Une fois notre identité établie nous prenons sa construction fictive pour un fait. Mais sans identification, sans ‘le mien’, ‘ma’ femme, ‘ma’ maison, qui suis-je ? I am nobody !

Toutefois, nous sommes bien plus que l’animal humain : en nous sommeille un être profond, une âme qu’il nous faut éveiller et qui vit éternellement en ‘identité’ avec l’Un. Notre âme est inséparable de l’essence du tout et ne s’en distingue pas. Identification et identité sont l’avers et le revers d’une même pièce, que nous soyons séparés dans l’ignorance et la dualité ou unis dans la connaissance de l’Un. Séparés, nous nous identifions aux choses extérieures ; unis, les choses et les êtres vivent en identité, sans séparation, dans un même tout. 

L’identification a donc deux composantes essentielles. La première est une identification psychologique de notre conscience aux formes extérieures (les choses et les êtres) ; la deuxième est une identification spirituelle en laquelle nous expérimentons une ‘fusion’ avec le tout. Les deux sont complémentaires et constituent la trame de fond de notre devenir : le devenir conflictuel de l’ego dans l’ignorance et la division, le devenir créatif de l’âme dans la connaissance divine. C’est ce qui est appelé respectivement la Nature inférieure dont l’ego est le nœud et la Nature supérieure dont l’âme libérée est le représentant. En fait, c’est la même Nature qui se manifeste à deux niveaux. Selon notre maturité nous sommes l’homme animal complètement extériorisé, tiraillé par les désirs, victime de ses identifications, ou nous sommes éveillés à la vie intérieure, attirés par l’unité essentielle de la vie universelle. Ces deux aspects coexistent dans la contexture de notre nature individuelle et dirigent notre destin. L’identification est donc une force à double polarité qui irrésistiblement nous fait vivre les expériences nécessaires à notre accomplissement. 

« (…) il (l’adepte) peut découvrir, et il découvre en fait, que ces contraires sont les deux pôles d’un même Être unique, relié par deux courants simultanés d’énergie négative et positive, et que leur interaction est la condition même de la manifestation de ce qui est contenu au sein de l’Être, et leur réunion, le moyen désigné pour réconcilier les discordes de la vie et découvrir la vérité intégrale qu’il cherche. » La Synthèse des Yogas, Sri Aurobindo. 

Dans les balbutiements de l’évolution, l’objet principal de la Nature est la création d’un ego. C’est par le jeu de l’identification que l’ego se construit. Indifférencié dans la masse mouvante de la subconscience de l’existence, l’ego se hausse pour faire entendre sa voix. C’est dans l’affirmation, la conquête, le dépassement, qu’il a une chance de survivre dans son individualité. Le ‘je’ veut être, de son propre droit. Pendant longtemps il s’identifie à des héros, des stars, des vedettes, Bouddha même. Il imite ces idoles, et jusqu’à leurs tenues. C’est par ce dynamisme des identifications qu’il développe toutes sortes de qualités : la force, le courage, la concentration, la persévérance, etc. C’est ainsi que l’ego croît dans son individualité jusqu’au jour où sa pleine maturité lui fait percevoir le gouffre de son isolement psychologique dans un moi séparé. C’est à ce moment critique, dans la plénitude de la réalisation de l’ego accompli, qu’un appel murmure dans l’âme, qu’une nouvelle soif nous pousse à chercher l’union avec le tout, la source de notre être, en fait de tout être. 

L’identification est le moyen créatif qu’utilise la Suprême intelligence pour parvenir à la polarité d’un double mouvement, d’une part de séparation, d’individualisation et, à l’inverse, de réunion, d’universalisation. En effet, ce double mouvement coexiste dans chaque être comme dans le microcosme et le macrocosme et suscite la dynamique de l’évolution. Tout aspire à s’individualiser autant qu’à s’universaliser : « l’universel s’individualise et l’individuel s’universalise ». La particularisation et la globalisation, l’affirmation de soi dans l’épanouissement d’une individualité séparée et la dissolution de soi dans la fusion du tout sembleraient inhérentes à la constitution de notre être dans le jeu de la vie universelle. L’identification permet une concentration exclusive sur l’objet, qu’il soit matériel ou spirituel. Sans l’identification causée par l’ignorance, la dualité n’existerait pas ni le besoin instinctif d’unité, que l’ego recherche pendant longtemps dans les substituts et ensuite dans son irrésistible aspiration au retour vers l’Un.  

L’opposition apparente de l’Un et du Multiple causée par l’Ignorance permet un jeu infini de possibilités d’être dans des formes oppositionnelles, complémentaires et fusionnelles. Cela explique l’étrange et miraculeuse diversité d’être que nous pouvons percevoir dans l’Infinitude d’expressions positives ou négatives d’affirmation ou de négation de soi, pour aboutir ultimement par des chemins opposés à la réalisation du Soi unique, source des identifications, des devenirs ou conditions d’être. Il y a donc d’une part l’identification responsable de notre moi séparé dans notre volonté d’indépendance et d’avidité, et d’autre part l’identification ou la fusion au sein de l’Un dans sa double possibilité : la dissolution de l’ego dans la transcendance ou la participation non égoïste dans la coexistence de tout ce qui existe. 

L’ignorance, l’identification et le conditionnement sont en fait indissociables : c’est parce que nous sommes ignorants que nous nous identifions et devenons conditionnés. C’est parce que, par exemple, nous ignorons l’unité essentielle de la vie que nous nous identifions à notre pays, à notre village, et que nous devenons conditionnés par la nationalité et parsemons le monde de drapeaux. Une fois l’unité essentielle de la vie universelle regagnée, nous vivons en identité, c’est-à-dire sans séparation, dans l’essence de l’Un. Les conditions de l’existence (pays, village, sexe, langue) ne nous conditionnent plus. Il s’agit pour nous de nous libérer des conditionnements et non pas des conditions de l’existence nécessaires à la manifestation, et de ne pas tomber dans l’erreur, à l’instar de certains Bouddhistes qui, pour se libérer des possessions et se dés-identifier des choses, font don de leurs biens. Il ne s’agit pas en fait de nous libérer des possessions indispensables à la maintenance de l’existence mais de notre possessivité vis-à-vis d’elles.

Afin de vraiment se connaître il nous faut remonter à la source de l’identification principale responsable de la genèse de l’ego. Sa connaissance est essentielle car, menée à son terme, elle permet la libération du moi par la prise de conscience de son processus, ce que Krishnamurti appelle ‘le processus du moi’. Le terme processus indique que le moi n’existe pas en soi d’une manière isolée mais en relation préhensive avec les objets auxquels il s’est identifié. Sans objet de désir, le moi, en tant qu’ego, n’existerait pas : il n’y aurait qu’êtreté, mouvement indivisible du tout dans la coexistence de tout ce qui est. Cette compréhension initierait un art de vivre où la sensation relative à un objet s’effacerait dans la béatitude d’un présent toujours neuf. L’ego n’aurait plus de support. 

En premier lieu, il y a le mouvement dynamique de la réalité éternelle, le mouvement du tout dans la coexistence de tout ce qui est, les êtres et les choses. Il n’y a dans ce mouvement aucune division : on pourrait dire que tout est l’Être sans hiatus. La perception est le Regard du tout à travers nous-mêmes et c’est par son intermédiaire que le tout se manifeste en notre conscience. Mais, dans notre état actuel d’ignorance, nous ne sommes pas conscients de cette vérité. Notre perception au lieu de laisser transparaître la lumière de l’Un devient un observateur autonome séparé de l’observé et c’est à partir de cette scission que l’observation prend place. 

Il y a donc perception-contact-sensation-objet, puis le désir naît et se cristallise, par répétition, en un ego. Cette chaîne est maintenue par le désir qui devient ‘le processus du moi’, c’est-à-dire volonté de désir. C’est cette vérité que le Bouddha exprima par les termes inoubliables : ‘l’ego n’est que soif’, c’est-à-dire avidité insatiable. Si le désir cessait dès sa naissance, notre existence serait en perpétuel renouvellement. La perception est le mouvement du tout en contact avec les objets de la réalité qui suscitent des sensations de plaisir. Dans l’ignorance de la présence du tout, notre conscience s’identifie aux objets de plaisir. C’est ainsi que naissent simultanément le désir et ‘celui’ qui désire, qui, ensemble, forment l’ego cimenté par la pensée identificatrice. Ego=identification=objet : les trois aspects sont indissociables du Désir (qui n’est en soi que sensation objectivée) et forment un même organisme maintenu par l’avidité, matrice des désirs particuliers. L’avidité est un sentiment de manque causé par la séparation d’avec le tout qui constitue la trame de notre subconscience, source de toutes les identifications. Ceci explique le sentiment inconscient constant de manque ou d’insatisfaction que nous ressentons même lorsqu’en apparence tout va bien. 

Le mouvement du tout de la vie universelle est par essence source de joie pure. C’est pourquoi dès qu’il y a contact avec un objet, expression de la réalité éternelle, nous éprouvons un sentiment de joie spontanée. Si notre conscience ne s’y identifiait pas, la sensation d’un objet ne se transformerait pas en désir et se dissoudrait naturellement sans imprégner la mémoire qui resterait alors purement factuelle. La mémoire dite psychologique, selon les termes de Krishnamurti, est le réservoir de tous les affects causés par les sensations qui ne se sont pas libérés dans le flux ininterrompu de la vie en perpétuelle recréation. L’ego survit grâce aux expériences de son passé non résolues qui le maintiennent dans la continuité de son identité imaginaire. C’est ce résidu de sensations incomplètement vécues stockées dans la mémoire qui alimente l’ego et conditionne son existence. L’ego, conscience résiduelle, n’a aucune existence en soi : dans sa recherche d’assouvissement continuelle, il occulte le vrai présent éternel. C’est cette continuité dans le désir, que Krishnamurti appelle ‘le processus du moi’, qu’il nous faut démanteler pour retrouver la liberté d’être authentique.  

Prenons un exemple concret pour mieux visualiser le processus du moi et la naissance de l’ego. La conscience perçoit un bel objet ou une jolie femme, qui déclenche à sa vue une sensation de joie. Cette joie impromptue est l’expression de l’absolu, le mouvement du tout. Cependant, si la conscience s’identifie à la sensation de joie relative à l’objet, alors, la joie pure dégénère en plaisir. Il y a ici confusion entre ce qui est absolu, éternel, la perception, qui provient de la joie pure inhérente à l’essence du tout, et ce qui est temporaire, la sensation d’un objet ou d’une personne. Le désir de répéter la sensation identifiée à l’objet convoité devient l’ego. Le fait de vouloir répéter toute sensation de plaisir conditionne la conscience par la préoccupation mentale de l’objet de prédilection qui se solidifie en un ego. La pensée réduite à l’objet de désir maintient la conscience dans ‘le processus du moi’. Au lieu d’être libre dans le grand air de la vie universelle la pensée s’emprisonne dans un moi. Le cercle vicieux du processus du moi est scellé.

 Il nous faut apprendre à distinguer le plaisir de la joie pure. Le plaisir dépend d’un objet, il est donc relatif, alors que la joie pure est absolue, spontanée, sans mobile, et ne dépend d’aucun objet tout en les embrassant tous. Ce que l’ego recherche du fait de son manque de connaissance de soi est le bonheur éternel, mais il le recherche dans la sensation éphémère de plaisir suscitée par un objet qui n’est en fait que temporaire et relatif. Cela explique le mécontentement et la frustration inévitables dont notre monde souffre de manière flagrante malgré les richesses accumulées. Il nous faut donc apprendre que d’un côté notre essence et notre être sont éternels, mais que, d’autre part, notre existence est passagère. Cette réalisation est une sagesse de vie, quand on laisse vivre plutôt que fixer les choses en les accaparant. Voir l’éternel dans l’éphémère nous libère de toute identification.

La difficulté pour nous libérer du processus du moi et de ses identifications, c’est que la perception est conditionnée non seulement par notre mental, par la pensée, mais aussi par notre nature vitale, héritage de notre passé animal. Ce mode vital, tissé d’impulsions et de désirs obscurs, est pré-rationnel ou subconscient, et ne se laisse pas facilement saisir par la raison qui appartient à un autre principe d’être. Discerner ces deux parties de notre nature, vitale et mentale, est essentiel pour combattre les identifications viscérales. La connaissance de soi doit pousser plus loin ses investigations, jusqu’à la source souterraine de l’identification personnifiée par l’ego vital.

La pensée purifiée du désir vital se transforme en raison pure désintéressée qui se mue à son tour en un mental intuitif, un discernement lumineux, où le cœur ne se sépare pas de la pensée. Ce mental, libre du désir, nous libère de ce qui est faux, de toutes les identifications qui nous nouaient en une individualité séparative. Il nous ouvre à l’existence spirituelle où tout ce qui existe est perçu dans la joie de l’amour. Le désir n’est en fait que la dégénérescence de l’amour limité à un objet. Désirer tout ce qui existe serait synonyme d’amour pur. Libéré du désir l’amour ‘advient’ sans le rechercher car il est l’essence même de notre être.

Dans cette nouvelle conscience, le contact avec les choses et les êtres s’effectue par identité. L’identification prend un tout autre sens que celui qui a produit l’ego séparateur. La connaissance par identité est une connaissance dans laquelle tout ce qui apparaît extérieur, l’herbe, l’insecte, l’oiseau, le nuage, le vieillard, sont en fait perçus sans séparation dans un même Moi. Quand on s’élève dans cette conscience globale de nature spirituelle, tout est perçu dans une même substance d’être. Cette identité d’être nous octroie une connaissance directe et intime de chaque chose. 

Aimer sans posséder, posséder sans attachement, c’est la leçon que doit apprendre notre civilisation si elle ne veut pas périr dans ses faux-problèmes, ses programmes utopiques et ses manipulations mensongères. 


Publié par Dominique Schmidt dans le n° 143 de la revue 3ème Millénaire, Mars 2022, ayant pour thème « L’Identification ».

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