Publié par Dominique Schmidt dans le n°152 de la revue 3ème Millénaire, Eté 2024, intitulé « Chercher ou ne pas chercher »

La Quête Lumineuse


Krishnamurti, dans une discussion avec le physicien David Bohm, lui confiait que ce n’était pas lui qui méditait, mais l’univers en lui-même. Et ensuite, il évoquait l’idée qu’en fait l’univers même était en méditation ! « Apprendre » serait la capacité de laisser l’univers pénétrer dans notre conscience pour qu’il y révèle directement les vérités impénétrables à la pensée. La jonction de l’individu et de l’univers serait réalisée dans un état total de vulnérabilité ou de lâcher-prise qui culmine dans cette ouverture inconditionnelle, telle une fenêtre où ils peuvent se rencontrer sans hiatus et où ils provoquent une prodigieuse alchimie créative.

La Vie se cherche à travers nous pour que nous l’aimions et l’exprimions davantage. Être est notre capital infini, mais dans l’action de la vie notre nature humaine, physique, vitale-émotionnelle, mentale n’est que potentielle, elle n’est pas accomplie. Nous accomplir, déployer notre potentiel qui à chaque pas révèle les trésors insoupçonnés de la vie, est donc la quête légitime. Elle commence par le non-savoir, propre à notre ignorance originelle, mais au fur et à mesure que le potentiel s’épanouit, notre conscience s’élargit et s’approfondit et découvre les vérités de l’existence qui illuminent notre chemin. Nos yeux s’ouvrent enfin vers l’Infini. Sur ce chemin de l’Être et de la Nature, une vérité en cache une autre, ce qui révolutionne notre perception à chaque pas. Comme dit Krishnamurti avec pertinence « la Nature cache l’Être ». L’Être détient toutes les vérités éternelles et c’est le rôle de la Nature de les déployer progressivement et le nôtre de les réaliser. La Nature construit le terrain et nous sommes les joueurs ! Voilà en quelques mots en quoi consiste la quête sacrée. C’est la joie de la découverte et l’émerveillement de la nouvelle vision qui avive l’élan de cette recherche éternelle vers cet infini.

Il va sans dire qu’à tout moment on peut arrêter cette quête et faire fi de la Nature et de son devenir pour se dissoudre dans l’Êtreté intemporelle. Mais ce recul dans l’Être qui ne participe plus aux modes de la Nature laisse une partie de nous-même dans une somnolence nirvanique : l’état d’éveil endormi ! L’éveil finit par s’endormir car « l’apprendre » se fond dans l’unité indifférenciée. C’est la paix ultime dans l’Un sans qu’il y ait « quelqu’un » pour jouir de cette expérience. En revanche, si l’on n’élimine pas la Nature, qui est la manifestation, la création, la recherche suit le cours qu’elle impose au point que le chercheur lui-même subit les séquences de ses mutations conséquentes. L’animal-homme (essentiellement dominé par l’instinct, le désir, les impulsions, l’avidité, la poursuite du plaisir, la convoitise, la jalousie, la colère) ne perçoit pas le monde comme l’homme-animal chez qui la raison, l’intelligence, la pensée délibérée prédominent, mais restent encore sous la tutelle du désir égoïste. Notre perception est délimitée par une question de proportion. L’homme pur libéré de son animalité et de l’animal raisonnant est guidé par l’intuition et l’amour, il aspire à une nouvelle vision, un nouveau monde, à la vie spirituelle. Une nouvelle quête prend place dans la joie de l’exploration, qui devient sacrée quand elle pressent le Divin présent dans le jeu du devenir de la manifestation.

Dieu, la Nature et l’Individu sont trois aspects du même Divin, une même réalité qui féconde le monde dont nous sommes l’énigme et en partie responsables, car le monde n’est autre que ce que nous sommes dans notre intériorité. Le monde est à l’image de nous-même !

« Il y a peu de jours en été où vous pouvez ramasser le foin, préparer votre maison, et mettre tout en ordre pour accueillir votre invité, parce que vous découvrirez que le Bien-Aimé est en fait vous-même – ennobli, glorifié, rendu parfait. » Krishnamurti

C’est extraordinaire que cette quête qui commence au début à l’extérieur aboutisse à la découverte du Divin en nous-même. Mais c’est un nous-même ennobli, glorifié, rendu parfait qui demande pour sa part une longue préparation et un assainissement de notre être. La recherche qui était au début l’observation du monde, puis l’observation de nous-même dans la connaissance de soi, s’avère limitée, car fondamentalement cette double connaissance nous garde toujours à la surface de notre être, modifié certes mais dans un approfondissement superficiel. La connaissance de soi intégrale ne sépare pas la connaissance de sa propre existence de la vie universelle de son origine transcendante. La quête de l’extériorité dans l’intériorité, qui n’est que son revers, prend une nouvelle forme, la participation de notre être dans la transformation de toute notre nature.

L’enjeu de la quête prend un autre essor, elle se déroule maintenant sur la roue de la Transformation créatrice, où toute notre nature physique, vitale et mentale doit être purifiée, puis transformée, afin de communiquer avec la réalité divine et la recevoir. Sans cette transformation préalable la vie du tout ne peut transpirer dans aucun de ces véhicules ou centres de conscience universelle dans lesquels notre nature est prédestinée à se manifester ou s’exprimer créativement. Le chemin tortueux de l’ego devient le chemin lumineux de la quête sacrée.

La clé de cette transformation créative est le « mécontentement créateur » préconisé par Krishnamurti, qui s’allie parfaitement au vieil adage « Meurs et deviens ». Pour qu’elle ne devienne pas statique, la quête ne doit pas finir dans une conclusion satisfaisante ou se limiter à une expérience spirituelle. Mourir à ce que l’on sait, à ses idées, à ses accomplissements n’implique pas que la quête soit finie, mais qu’elle subisse par ce non-attachement une régénération, un renouvellement qui permet à la création de nous inspirer et de nous épanouir. S’arrêter à l’expérience de ses réalisations, au terrain conquis, c’est couper court à l’élan vital du mouvement créateur universel et perdre à la fois l’inspiration et l’aspiration. L’univers est en Devenir, ainsi que tout ce qui le compose. L’homme résiste à ce devenir car une partie de lui-même invite l’inertie dans le bien-être et la stabilité dans les idéologies. C’est pourquoi le Nirvana bouddhique a tant de succès auprès de beaucoup d’adeptes de la spiritualité. Pourtant la fin de l’avidité (Nir-vanas : l’état sans désir) dont l’ego est le ressort n’est que le début d’une véritable et authentique quête que l’on peut appeler la phase positive de la réalisation de notre être et de la nature dans le champ infini du réel. La libération de l’obscurité de l’ego est la prémisse du chemin ensoleillé de notre être transformé dans l’incommensurable réalité infinie.

« Chercher ou ne pas chercher ? » La question peut être posée d’une autre façon : « Qui cherche » ? Dieu, la Nature ou l’individu ? Dieu est l’absolu intemporel et n’a donc pas besoin de chercher car il est complétude en son propre Être indivisible et infini. Mais entre le Divin et sa Manifestation il y a l’énigme de la création. Le Divin est à la fois source de la Nature et de l’Individu, qui eux, par contre, ne sont pas complets, ils sont l’expression d’un Devenir dans les conditions du temps et de l’espace. En ce sens, l’universel et l’individuel se cherchent mutuellement pour se compléter et cherchent aussi, obscurément, l’Être caché dans la temporalité des formes que la Nature a créées.

La Nature élabore la vie universelle, la vie du tout, et l’Individu est son éclaireur. Elle actualise les énergies cosmiques, la matière première, et l’individu leur donne une forme concrète. L’universel se trouve en l’individu quand celui-ci devient transparent et réalise son potentiel. C’est une véritable relation dynamique entre l’individu et l’universel où les deux se forment et se transforment à la lumière des vérités cachées provenant de leur source divine. Les deux se cherchent mutuellement et ont besoin de la complicité de l’un et de l’autre pour s’accomplir divinement. Le monde est le reflet de l’individu et c’est dans son incorruptibilité, nous-même rendu parfait, que rayonnera la lumière divine.

« Il y a complétude, plénitude, seulement quand l’esprit et le coeur sont dans un mouvement constant de plénitude, de quête. » Krishnamurti

C’est dans l’individu que s’épanouit l’univers et le but de l’individu est donc de réaliser en lui-même le potentiel que porte l’univers. L’univers est une totalité organique qui respire par les pores de notre individualité libérée. Le mystère de l’Être se révèle dans le mouvement de son épanouissement. C’est en vivant que l’on manifeste la vie, en aimant que l’on découvre l’amour. La vie du tout est une dynamique en perpétuelle régénération. Cette vie nous a donné un coeur, un mental et les sens pour que nous entrions en contact avec elle de mille façons avec joie, amour et intelligence. La compréhension des lois de la manifestation et l’action harmonieuse avec toutes les existences constitue la complétude d’être. La quête lumineuse consiste à apprendre à connaître les richesses que recèle notre existence enfouie dans la profondeur de l’Être infini.

« Chercher » est donc un devoir non seulement envers nous-mêmes, en accomplissant notre perfectibilité potentielle, mais surtout pour réaliser les vérités divines dans la vie terrestre et transformer la terre même. Une Terre divine où l’amour, l’harmonie, l’intelligence pure règneraient est ce que Sri Aurobindo envisage par la transformation de l’être mental en être spirituel, parachevé par l’avènement de l’être supramental. Ce Devenir divin est la quête sacrée de l’Être dans la Nature pour la transfigurer ! Une fois la conquête spirituelle accomplie et l’ego dissous, la divinisation de la Matière est le dernier défi que l’Être dans la Nature nous a donné pour mener notre quête à sa destination divine intégrale : une vie spirituelle dans une Matière illuminée… Il semblerait que Dieu se cherche à travers nous, ce qui explique cette inlassable recherche que nous menons depuis le début des temps.

« L’ascension vers la Vie divine est le voyage humain, l’Oeuvre des oeuvres, le sacrifice acceptable. Elle est la seule tâche véritable de l’homme dans le monde, et la justification de son existence ; (…). » Sri Aurobindo

« Dieu étant devenu complètement la Nature, la Nature cherche à devenir progressivement Dieu. » Sri Aurobindo

« La Nature cache l’Être » : c’est à nous, l’individu, de dissoudre l’ego, libérer la Nature de son potentiel, révéler l’Être, le Dieu caché, et épanouir la création…


Publié par Dominique Schmidt dans le n°152 de la revue 3ème Millénaire, Eté 2024, intitulé « Chercher ou ne pas chercher »

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