Publié par Dominique Schmidt dans le n°142 de la revue 3ème Millénaire, Hiver 2021, ayant pour thème général « La simplicité ».

Le Pouvoir Transformateur de la Simplicité


La simplicité est la clé du bonheur et de la découverte du Soi.

La simplicité est un pouvoir transformateur de notre conscience et de la vie. Contrairement à ce que l’on pense, ce n’est pas par l’accumulation des biens du monde ou de l’esprit mais par la désappropriation que la joie sans objet, le bonheur sans vouloir, ‘advient’. La simplicité ne peut être atteinte par notre ego, qui vit pour lui-même, elle est une vertu du Tao qui consiste à n’être rien aux yeux des autres ou à soi-même, ce qui nous rend attentifs à la vie du tout. C’est sans mobile que la richesse de l’existence se dévoile. Nous devenons vraiment nous-mêmes dans la mesure où nous nous libérons de tout artifice. C’est dans la simplicité de ce dépouillement que la liberté d’être inconditionnelle et la vérité de l’existence adviennent naturellement.

La simplicité, si facile à comprendre en tant que notion, pourtant semble plus difficile à incarner. En effet, dans notre monde où chacun veut être quelqu’un, il faut être prêt à n’être rien, insignifiant aux yeux des autres, être soi-même sans aucune prétention, sans se comparer à quiconque. Il faut réapprendre à vivre dans la nudité de l’être et du cœur. Paradoxalement, c’est ainsi que l’on devient un vrai individu, unique dans son expression tout en étant universel, ouvert à tout.

Quelles que soient les vertus que nous possédons, nos qualités humaines, il semblerait que la connaissance de soi soit incontournable. Voulant le bonheur, nous semons, dans notre ignorance, le conflit et la douleur concomitante. La paix, l’amour, la justice, la fraternité, l’égalité, mots si facilement employés, ne sont que des idéaux qui recouvrent l’actualité des faits : la querelle, l’intérêt, l’injustice, la rivalité, l’inégalité. Nous ne cernons pas les vraies causes de cette disharmonie en nous-mêmes, que, dans notre conscience divisée, nous projetons à l’extérieur. Ces idéaux qui sont en soi des plus purs, sont utilisés par le politique, le religieux, les médias, comme armes de persuasion pour convertir ou conditionner les individus à leurs programmes afin de les asservir à leurs intérêts et ambitions. Nous nous contentons d’idées et nous nous nourrissons de mots, à tel point que le mot ‘maladie’ ou ‘pandémie’ nous fait peur, que le mot ‘solidarité’ nous fait nous conformer au slogan du jour proposé par les médias fabricateurs de mots porteurs de sensations et d’émotions et pour lesquels nous sommes prêts à nous battre ou nous confiner. Le mot est devenu un outil de lavage de cerveau. Un mot planté dans notre subconscient, comme par exemple ‘complotisme’, porte systématiquement ses fruits. Ceux qui ont étudié les techniques de persuasion, les individus qui aspirent au pouvoir, connaissent bien le pouvoir absolu du subconscient dans le contrôle des masses. Krishnamurti a bien raison d’attirer notre attention sur le fait que ‘le mot n’est pas la chose’ et nous encourager à apprendre à voir la réalité qu’il évoque, qui n’appartient pas au langage mais à la vie même. C’est simplement qu’il faut approcher la vie en communiant avec son essence. Mais l’homme dans sa confusion en est-il capable ?

Le souci, c’est que le virtuel a pris la place du réel à tel point que nous l’avons réduit aux données de l’ordinateur. Pourquoi regarder le réel quand le téléphone, que nous regardons à tout moment, est tellement plus alléchant ? Nous avons perdu tout contact avec la nature, les animaux et les êtres ; à part ce qu’ils nous apportent – reflet d’un société consumériste- nous sommes indifférents aux autres et à la situation mondiale. Nos vies sont devenues sans âme, les psychologues n’ont jamais eu leurs cabinets aussi pleins. Il s’agit de retrouver un esprit sain et de vivre une vie saine dans l’harmonie et la simplicité. Mais avant tout, il nous faut prendre conscience de cet état général gangréné de notre mentalité qui contamine chacun de nous. Le problème, c’est que très peu d’entre nous sommes conscients de notre condition psychique : nous sommes conscients des conflits qu’elle génère sans réaliser que c’est en fait nous-mêmes qui créons la réalité que nous subissons ensuite. Le monde qui nous entoure et dont nous nous plaignons est le reflet de chacun de nous, de notre manière de vivre et de penser.

Que faire dans cet état lamentable dans lequel nous sommes tous empêtrés à l’échelle planétaire ? Retrouver la simplicité d’existence, qui certainement devait être présente avant l’industrialisation, la robotisation de la société et l’invasion de notre monde par la machine et l’intelligence artificielle, semblerait la solution. Le retour à la simplicité, non pas à la Jean-Jacques Rousseau dans la régression à la nature, coupé du monde, mais dans une conscience épanouie, en harmonie avec les êtres, les choses et les idées. La simplicité et la joie d’être sont certes la solution à notre situation actuelle de désarroi psychologique dans lequel toute action pour changer les choses semble les empirer. Mais préalablement, un double travail sur soi-même de connaissance et de purification de sa nature est absolument nécessaire : il n’y a pas de baguette magique ! Faire l’autruche, en acceptant passivement, sans questionner, ce que l’on nous impose pour notre soi-disant bien-être, semble ‘simplifier’ les choses sans vraiment les résoudre. Ce n’est pas de cette simplicité passive qui se réduit au confort dont il est question ici mais d’une simplicité dynamique dont la force intérieure ne peut pas être manipulée, car elle n’est pas corruptible par le chantage.

Le mot simple n’est donc en fait pas si simple que cela ! Si vous avez côtoyé un être d’une grande simplicité vous vous êtes aperçu qu’elle est due à une victoire sur lui-même qui cache généralement une vie riche d’expériences transformées en sagesse par les leçons apprises. En effet, chaque expérience ‘vécue consciemment’ nous amène à une plus haute compréhension de l’existence qui nous libère du besoin de revivre cette expérience, ce qui nous rend du même coup psychologiquement plus simples. Le désir d’une expérience particulière résulte des besoins de notre subconscient de vivre certaines choses. Ces besoins attirent à nous-mêmes les circonstances et les objets désirés et ainsi toute une complexité à la fois subjective et objective se met en place dans laquelle nous nous trouvons enfermés. Une fois la problématique d’un objet résolue, nous sommes libérés de nous-mêmes, le sujet, et en même temps de l’expérience afférente. Le dépassement d’une expérience particulière par la compréhension élargit notre champ de conscience qui devient plus détendu, plus serein, et nous libère de la complexité relationnelle du sujet et de son objet. C’est ainsi que notre existence se simplifie et engendre la simplicité d’être.

Évidemment toute une panoplie d’expériences est nécessaire avant d’atteindre cette légèreté d’être, car chaque expérience est un poids dans notre conscience qui s’estompe une fois intégrée consciemment. Notre subconscient est un réservoir de tout ce que nous devons vivre selon notre maturité, le niveau de conscience acquis. Il nous pousse à notre insu à rencontrer tel être, à partir à l’étranger, à quitter sa femme ou son mari ou à les retrouver, et à des milliers d’expériences, qui ne sont en fait que des moyens de nous élever à des cimes toujours plus hautes de la réalité où rayonnent la simplicité d’être – une fois conquise la dualité inhérente aux relations de dépendance qui construisent notre ego.

Notre psychologie humaine bien que née dans la matière a son origine réelle dans le spirituel. C’est pourquoi il n’y a pas de solution à nos problèmes égotiques psychologiques au seul niveau de la pensée dualiste sans accès à la réalité supérieure spirituelle. La simplicité prend sa source dans le spirituel où tout est l’expression de l’Un et non pas dans l’ego divisé et tiraillé par ses désirs. L’ego ne peut donc connaître la vraie simplicité à moins qu’il ne découvre la source unifiée de son existence séparée.

Prendre conscience de l’unité sous-jacente à notre monde est la porte de la simplicité dont l’amour est l’expression. L’Un est la source, l’essence du Multiple, de notre monde manifesté. Le sage vit dans cet Un en pleine conscience, l’homme non réalisé vit dans ce même Un mais sans le savoir : il ne voit que le Multiple, les objets et les êtres séparés les uns des autres. C’est ainsi que l’ego a bâti sa demeure sur le fondement de la séparation et de la division. De surcroit, nous ne vivons que dans une sélection du Multiple (ma femme, mon village, mon pays), dont résultent les conflits des différentes parties que nous avons nous-mêmes sélectionnées, qui nous coupent de la totalité du réel. La simplicité d’être ne peut être provoquée par notre volonté contaminée par le désir. Elle ne peut ‘advenir’ sans le contact avec la vie universelle, car seul ce contact met fin à la confusion générée par les pseudo-divisions de notre monde séparé de l’Un. La terre est une, mais fragmentée par notre pensée en mille frontières nationales.

La raison en soi ne peut percevoir l’Essence, qui est de nature indivisible et ne peut être perçue par nos sens et notre mental, dont la fonction est de séparer les formes les unes des autres et de les nommer. Pour pénétrer l’essence unifiée il faut une autre forme de perception qui ne se laisse pas éblouir par l’extériorité des choses. L’essence universelle qui soutient et maintient toutes les créatures dans une même unité indivisible est de nature spirituelle. L’intellect est le support de l’ego séparé qui s’identifie à son habitat, le corps, par lequel il perçoit le monde. D’un côté, nous avons le mode non duel de la réalité essentielle et de l’autre nous avons la réalité fragmentée par la pensée identifiée aux formes extérieures. C’est dire que le développement unilatéral de notre intellect ne pourra jamais nous faire découvrir la simplicité propre au monde spirituel : n’étant pas composé, il appartient à un autre ordre de réalité, dont seul l’amour peut nous révéler la présence.

La complexité qui résulte de la multitude des formes, composée des différents règnes qui habitent notre terre, est inhérente à notre monde. Cependant complexité n’implique pas nécessairement antagonisme et dissension. La complexité n’est pas en soi un mal, si elle est comprise comme une vision holistique qui perçoit dans la diversité la richesse de l’infini. En revanche, si elle n’est pas comprise ou bien mal comprise, elle devient une source de conflits pour nos esprits non éclairés par l’unité essentielle sous-jacente à notre monde. Ainsi elle provoque des complications dans notre existence qui à leur tour prolifèrent jusqu’à devenir le tableau d’aujourd’hui où l’humanité est divisée, par exemple, par le recours à un pass sanitaire qui prouve que l’on est en bonne santé et pas dangereux pour les autres !

Le retour à la simplicité implique la découverte de l’unité solidaire à toutes choses par une expérience directe, et non pas juste intellectuelle, qui éveille un regard bienveillant sur toutes les existences. Mais pour qu’elle advienne, il nous faut tout d’abord résoudre la complexité que comporte notre nature. Le danger propre à notre mental est le réductionnisme. La complexité de l’existence nous dépassant, nous cherchons à la réduire à notre propre entendement qui est lui-même limité à notre champ de conscience et à notre maturité. Ainsi nous la ‘simplifions’ à notre propre niveau et tout ce qui est en dehors est soit considéré comme non existant, soit relégué dans la subconscience. N’oublions pas la loi psychologique que tout ce qui est réprimé en nous devient une ombre qui sera ensuite projetée sur notre prochain, un groupe, une collectivité. Cela explique pourquoi le monde va mal, puisqu’il est victime de nos ombres projetées incessamment. (Voir sur ce sujet mon livre, Krishnamurti – Sexe, Ombre et Vérité).

Il y a l’essence immuable, le fond intemporel qui sous-tend la substance muable manifestée qui constitue les différentes formes apparentes temporelles. La substance est la pâte à modeler avec laquelle la nature façonne les choses et les êtres. Dans la confection de l’homme, elle fabrique un corps, un véhicule vital, sensationnel et émotionnel, et un véhicule mental dont l’intellect et la raison sont le principe. Ainsi selon l’évolution de l’individu la conscience sera positionnée davantage dans le corps, dans son être vital ou son être mental. Les consciences physique, vitale et mentale correspondent aux différents centres de notre nature. Ceci explique, incidemment, les différents ‘je’ qui articulent notre être à notre insu. Par exemple, un être où le vital prédomine percevra le monde essentiellement à travers sa libido et ses désirs ; un autre où le physique prévaut le percevra dans son besoin de sécurité et de confort ; et un individu chez qui le mental domine percevra le même monde à travers ses idées, ses conceptions. Ceci n’est qu’une généralisation, mais elle suffit à montrer la complexité de notre nature qui explique les perceptions variées de l’homme selon les différents centres activés. Sans connaissance de soi, elles deviennent antagoniques et rentrent en collision les unes avec les autres, ce qui rend impossible la naissance de la simplicité d’être. Le premier travail de la connaissance de soi est de prendre conscience de ces différents ‘je’ qui interagissent dans notre subconscience.

Ainsi pour découvrir l’état de simplicité, il nous faut préalablement résoudre notre complexe nature psychologique. Les trois aspects de notre nature, physique, émotionnel et mental, ont chacun leur difficulté. L’ego, le centre par lequel on pense, résulte des mémoires des expériences non résolues qui se nouent en notre conscience et devient ce que l’on appelle ‘un complexe’ à partir duquel nous ‘réagissons’ aux provocations de l’existence. Ainsi, sans comprendre le complexe particulier (vital, émotionnel ou mental) qui nous habite, est-il possible d’avoir une perception harmonieuse d’où découle la simplicité d’être ? Arriver à l’harmonie des trois parties de notre nature est donc la seule solution aux perturbations individuelles et collectives. Une fois notre être physique, émotionnel et mental en harmonie, la lumière du réel peut descendre et illuminer notre conscience.

Si la simplicité semble inatteignable par nos esprits perplexes confondus devant la nature complexe de notre être, nous pouvons en revanche adopter une attitude de simplicité vis-à-vis d’elle. Elle consiste, selon les termes de Krishnamurti, en une observation silencieuse de soi-même de tous les mouvements de notre conscience, de toutes nos réactions aux incidences de la vie de moment en moment – en prenant note de la provenance de nos réactions, vitale, émotionnelle ou mentale, sans jugement, sans condamnation, sans approuver ou dénier. Il faut apprendre à être dans cet état d’observation d’une manière constante et naturelle de façon à ne pas interférer avec le déroulement des événements : c’est ‘sur le vif’ qu’il faut surprendre nos réactions et non pas a posteriori. Par exemple, on pense être généreux, mais, grâce à l’observation impersonnelle et impartiale (c’est pourquoi il nous faut éviter de juger), on se surprend à avoir réagi égoïstement. Ainsi, on perçoit directement son ‘moi’ en action. On voit quelqu’un et tout de suite on le met dans un cadre ! En procédant ainsi dans cette simplicité d’observation qui n’est pas analytique mais directe, sans l’interférence de la pensée, toutes les mémoires de notre passé, accrues sous forme de notre ego, se libèrent jusqu’à ce que notre conscience devienne vide de tout son contenu psychologique. La conscience vidée de toutes nos idiosyncrasies devient, sans la cultiver, ouverte, lumineuse, joyeuse, bienveillante : la simplicité d’être est son état naturel.

Il ne faut pas conceptualiser ce qui a été dit mais l’incarner dans l’action de la vie : c’est dans le vivre et non pas par la pensée que la conscience se libère et la simplicité advient. La simplicité, c’est l’art de vivre avec justesse et joie dans les complexités de l’existence sans se prendre dans leur filet. Finalement, ce n’est pas dans la multitude d’idées intellectuelles que chacun revendique selon sa nature, mais par la simplicité du cœur que la vraie simplicité advient.


Publié par Dominique Schmidt dans le n°142 de la revue 3ème Millénaire, Hiver 2021, ayant pour thème général « La simplicité ».

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