Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°129, Septembre 2018, « C’est quoi la bienveillance ? De la relation à la Présence »
Une subtilité de vibration
« Il y a une subtilité de vibration qui fait que la perception globale, universelle, est une chose spontanée et naturelle. Le sens de la division, de la séparation, disparaît tout à fait naturellement et spontanément avec cette substance-là (la substance supramentale). Et cette substance est à présent à peu près universellement répandue dans l’atmosphère terrestre.
Elle est perceptible à l’état de veille, simplement avec une petite concentration et une sorte d’absorption de la conscience, si on la rétracte, si on la retire de l’extériorisation ordinaire, qui paraît de plus en plus artificielle et fausse. Cette extériorisation, cette perception qui était auparavant naturelle, paraît fausse, irréelle et tout à fait artificielle ; elle ne répond pas du tout aux choses telles qu’elles sont, elle appartient à un mouvement qui ne correspond à rien de vraiment vrai.(…) »
La Mère, Entretiens, 16 avril 1958
A peu près à la même période où Mère a la révélation de la descente de la Force supramentale dans notre atmosphère terrestre, Krishnamurti nous fait part dans Les Carnets, écrits en 1961, de son expérience vivante de cette Force, qu’il nomme ‘the otherness‘ (l’Autreté). Le choix du mot indique une dimension autre que celle dans laquelle nous vivons. Krishnamurti la qualifie aussi de Bénédiction, d’Immensité, de Sacré, réservoir de Bonté et Essence de la vie pure et du mouvement même de l’existence. Elle est la source de la création et de la destruction, de la vie et de la mort, de l’amour et de la joie :
« C’était-là, implacable, destructif, avec une tendresse que seul le nouveau connaît, comme une feuille nouvelle du printemps : elle vous le dira.(…) il y avait cette bénédiction, aussi gentille que les feuilles et il y avait en elle une joie dansante. »
Les Carnets, 22 août 1961
« Une bénédiction descendit sur nous, comme une douce ondée dont nous devînmes le centre. Elle était insistante, infiniment tendre et apaisante, nous enveloppant dans une force au-delà de toute erreur, de toute raison. »
21 juillet 1961
Les Carnets, écrits spontanément par Krishnamurti, sont un document des plus précieux dans la littérature spirituelle. Ce texte témoigne de l’action directe de cette force, otherness, la bénédiction, dans toutes les parties de la nature physique, vitale et mentale, le système psycho-somatique de Krishnamurti. qui subissait en fait lui-même une transformation :
« Cette étrange bénédiction survint à son heure, mais à chaque visitation il y a transformation au plus profond de l’être. »
18 Août 1961
Depuis la descente de la Conscience supramentale dans notre monde terrestre, beaucoup d’individus ont été bouleversés par cette force et à leur insu se sont ‘ouverts’ à son influence et subissent les effets mentionnés par Mère et Krishnamurti. Un véritable cataclysme psychologique déroute beaucoup d’entre nous qui ne pouvons plus vivre comme avant notre ancienne existence mi-animale, mi-humaine, basée sur la sécurité, le confort, le sexe, l’argent, le pouvoir, la renommée, la compétition, le rendement.
Comme l’exprime si bien Mère, avec cette nouvelle présence, ce qui était notre existence normale apparaît faux et n’a plus de sens. Nous sommes happés par un tourbillon universel, un mouvement global qui déstabilise les certitudes de notre vie vécue dans l’étroitesse des habitudes de l’ego. Cette bénédiction est destructive du faux, de l’accumulation de tout ce que l’ego a construit : les couples se séparent, on change de métier, de pays, personne n’est satisfait au sein même du confort et de la sécurité, et, après un certain temps, on se retrouve perdu. Ce qui est neuf, la création, ne peut croître sur ce qui est vieux, l’ego, car celui-ci a ses racines dans le passé et est empêtré dans ses mouvements. Comme un dinosaure a dû laisser sa carapace et évoluer vers d’autres formes d’existence pour répondre au mouvement de la vie et y trouver une forme plus adaptée, l’être doit subir une évolution propre.
Cette Force bénigne et bienveillante n’accepte pas de compromission. On ne peut prétendre à la vie spirituelle tout en se rabaissant au plaisir de la matière. C’est tout entier qu’elle nous veut (c’est une façon de parler car la bienveillance n’a pas de vouloir personnel, c’est pour cela qu’elle est bienveillante), sans l’ombre d’un soi-même avec son cortège d’ambitions. La Bienveillance, essence de la vie universelle, en appelle à notre bienveillance en réponse à l’écho de son Cœur, car il est le Cœur qui bat dans notre propre cœur quand celui-ci est libéré de tous ses affects. La Bienveillance est donc énergie d’amour omniprésente : chaque être, chaque chose baigne dans cette substance. Ce qui empêche sa pénétration dans notre être, c’est notre vie de surface toute préoccupée d’elle, qui perçoit autrui comme un objet de désir pour soi. Cette relation de sujet à objet est la source du mal et de l’aliénation psychologique de laquelle nous souffrons ; il n’y a aucun autre remède que de se libérer de ce soi-même. L’ouverture à l’être infini nous rend bienveillants sans le rechercher, car, n’ayant plus rien de personnel à entretenir, nous devenons tout écoute, tout amour pour l’existence, prêts à aider chaque vie, chaque être, à vivre au diapason de sa propre nature. C’est la joie du partage dans l’unicité d’être. Le sentiment naturel de l’être épris de cette essence est l’émerveillement, car tout est beau, radieux, quand le moi n’interfère pas.
« Without experiencing the essence there is no beauty. » « Sans l’expérience de l’essence, il n’y a pas de beauté », nous dit Krishnamurti dans les Carnets. La beauté dont l’ego est épris est superficielle, elle ne peut être dissociée de la laideur, car l’attraction, le désir et la répulsion sont inséparables d’un moi séparé du tout, incapable de perception pure. L’attraction pour un objet devient répulsion à une autre période. La femme convoitée dans la beauté charnelle de sa jeunesse repousse l’ego dans sa vieillesse, pourtant elle est la même ! Quand on est relié consciemment à l’essence, chaque phase d’expression, jeunesse, vieillesse, est accueillie de la même manière : c’est l’émerveillement et l’amour devant les formes changeantes de la création de l’essence immuable commune. La feuille morte et la jeune pousse sont la dignité et la spontanéité de l’essence en action dans la forme ; la perception pure ne les dissocie pas tout en appréciant le charme de chacune des différentes phases de la nature.
Cette substance spirituelle que Mère et Krishnamurti évoquent ne peut être atteinte par notre volonté. Elle vient à nous quand nous sommes prêts, paradoxalement, quand la vie de surface ne nous attire plus. Alors, le jeu personnel de l’ambition s’arrête naturellement, car tout apparaît fade dans ces rencontres où personne ne rencontre personne! C’est un monologue à deux, un discours que personne n’écoute car chacun, imbu de lui-même, n’entend que lui-même. Une véritable mutation de la conscience advient quand la substance bienveillante se fond dans l’individu libéré du contenu égoïque de sa conscience, qui devient alors tout amour. ‘There is seeing only from emptiness (…). It’s out of this emptiness love comes, otherwise it is not love.’ (25 Août 1961) :‘Ce n’est qu’à partir du vide qu’il y a vision (…). C’est de ce vide que naît l’amour, sinon ce n’est pas de l’amour. » C’est le miracle de l’amour : comme il n’y a plus le barrage de l’ego l’un se fond dans l’autre tout en gardant la saveur de l’expérience sans l’expérimentateur. La Bienveillance n’est-ce pas l’émerveillement, le ravissement, expression de l’amour devant toute la création, sans plus choisir, prendre et rattacher à soi ?
Ce n’est pas par le développement personnel de soi, dans l’emphase et le développement de ses facultés cérébrales, que l’on arrive à l’essence de l’être. C’est dans la simplicité, la vulnérabilité, où la pensée n’intervient pas – elle créerait infailliblement une scission, le gouffre des frontières physiques et psychologiques -, que l’essence d’amour surgit spontanément. « It is in this ‘state’, in which there is no experiencer, no observer, that there is that ‘feeling’. » (22 Août 1961) : « C’est dans cet ‘état’, dans lequel il n’y a plus de sujet, plus d’observateur qu’il y a ce ‘sentiment’. »
La simplicité d’être, nous dit Krishnamurti, ne consiste pas à porter la robe du moine, à se démunir, car cela présuppose la mathématique du moi qui ajoute ou soustrait tout en étant présent : le moi subsiste par la possession, même, dans l’attachement du moine à sa robe, l’image qui représente le sacré. La simplicité advient quand le moi réalise qu’il n’est qu’une création de la pensée, de la peur, de l’insécurité qui le structure. Cette prise de conscience, si elle est directe, sape tout le fondement de notre égoïsme qui nous coupait de la source de l’être. La simplicité ne juge pas, ne compare pas, elle est la bienveillance-même envers tout, car n’étant plus rien parmi les hommes son énergie devient disponible à la Vie et à ses expressions. C’est l’explosion de la joie multidimensionnelle holistique. Comme Mère indique, il suffit de rétracter notre attention des objets extérieurs, qui suscitent distraction, agitation et concentration exclusive, pour que notre conscience devienne globale.
Sri Aurobindo ajoute un élément essentiel à ce tableau, l’Être psychique, qu’il définit comme l’étincelle divine descendue sur terre pour croître dans une magnitude infinie de beauté, de bonté et d’intelligence pure dans la Nature terrestre. Cette étincelle divine existe comme présence d’âme dans toutes les créatures terrestres, mais elle reste cachée dans la profondeur de notre être derrière la nature évolutive de la matière, de la vie et du mental, dont l’ego centralise les expériences d’une manière individualisée. Pendant des milliers d’années nous sommes confinés à une évolution contrôlée par la Nature, qui se déroule dans l’Inconscient et l’Ignorance. Et c’est au moment propice, quand le mécanisme de la Nature (Prakriti) avec ses véhicules (l’organisme, le vital et le mental) arrive à un équilibre suffisamment conscient, que l’être psychique se fait pressentir et influence notre nature extérieure. La différence essentielle entre l’être psychique et l’ego, est que le premier est une manifestation de l’éternel Transcendant, parcelle de son être, et que le second n’est qu’une forme temporelle créée par la Nature dans un but évolutif. L’un provient du monde de l’être, par-delà le temps et l’espace, et l’autre est une forme temporelle de la Nature née du cosmos. L’ego n’est donc qu’un instrument temporaire dans le but de centraliser les expériences dans l’existence, prédestiné à disparaître lors de la maturité, lorsque tous les éléments de la nature arrivent à leur plein développement. C’est dans ce passage de l’ego à l’âme que débute l’alchimie de transformation de la nature physique, vitale et mentale en des instrumentaux supramentaux, opération décrite dans les Carnets de Krishnamurti et expliquée dans les Lettres sur le Yoga de Sri Aurobindo [1].
L’être psychique est la bienveillance même, l’amour pur. Un symptôme de son éveil en soi est le sentiment spontané d’amour et de bienveillance ressenti pour tout ce qui existe, mais pas comme l’amour de l’ego où il y a toujours un désir, un calcul, de l’attirance qui s’immiscent entre l’être et l’objet de prédilection. Quand nous ressentons de l’amour ou de la bienveillance envers autrui, nous sommes sous son influence. Si sa présence nous saisit, nous dit Krishnamurti, il faut l’encourager pour qu’elle devienne le souverain de nos vies. Le plus souvent dans le cheminent spirituel, l’ego remis en cause et désarçonné débouche sur un vide car il n’y a plus de centre pour nous diriger. Cet état peut nous amener à l’expérience de l’Advaita, la non-dualité, où l’on devient détaché de tout ce qui est particulier car on est fondu dans l’Un. Mais ceci n’est que temporaire, le vide causé par l’absence de l’ego sera finalement remplacé par la lumineuse présence de l’être psychique. Après l’ego, il y a le vide, ensuite, ou en même temps, la naissance de l’être intérieur d’envergure cosmique, et plus profondément encore, ce qui relie l’être infini intemporel au monde temporel, l’être psychique. L’être psychique n’est pas comme notre être intérieur qui vit essentiellement dans la connaissance des vérités cosmiques, il est avant tout principe de beauté, de bonté et d’amour dont la bienveillance est une vertu absolue et incorruptible.
Il est essentiel de prendre conscience de l’existence de l’être psychique en notre nature, et c’est par son éveil que la transformation supramentale commence. Autrement, la descente de la Conscience supérieure, au lieu de diviniser les différentes parties de notre être risque d’ amplifier notre ego qui deviendra démesuré et utilisera alors les connaissances et forces cosmiques à mauvais escient. Seul L’Amour peut répondre à l’amour et utiliser la connaissance dans la sagesse.
« La voix de la conscience ordinaire est une voix morale qui distingue entre le bien et le mal, qui nous encourage au bien et nous interdit de mal faire. Ceci est fort utile dans la vie ordinaire et jusqu’au moment où on peut prendre conscience de son être psychique et se laisser guider entièrement par lui, c’est-à-dire s’élever au-dessus de l’humanité ordinaire et devenir un instrument conscient de la Volonté divine. L’âme, elle, étant une portion du Divin, est au-dessus de toute notion morale, elle baigne dans la Lumière divine et la manifeste, mais ne peut vraiment gouverner l’être tout entier que lorsque l’ego a été dissous. »
La Mère, L’Être Psychique
La Force supramentale descendue su terre est avant tout une puissance transformatrice. Toutes les vertus absolues qui forment sa substance, Amour et Joie purs, Bienveillance, Bonté et Intelligence infinies existent dans une forme diminuée et relative dans notre propre nature. Mais tant qu’il y aura la présence de l’ego, ces vertus sont plutôt des caricatures du vrai, des déformations grossières et ne peuvent s’épanouir. L’homme ne peut accéder par ses propres efforts à cette Conscience supérieure, c’est l’ouverture sans le moi qui permet à celle-ci de descendre et d’opérer la mutation de l’être psychologique en un être spirituel. Ce Bien absolu ne peut exister dans un corps, un vital et un mental mi-humain mi-animal. Cette Force et notre participation active à son accueil sont les seuls moyens de nous élever à l’ultime réalisation de la création d’une nature nouvelle capable de véhiculer la Bienveillance dans toute sa pureté, dans un corps lumineux, un vital puissant libre du désir et un mental divinisé.
« À mesure que la Force consciente descend dans la matière et rayonne, elle cherche des instruments aptes à l’exprimer et à la manifester. »
Mère, Vol 3, C.W., p110
[1] Voir Le Mystère Autour de Krishnamurti qui est une étude approfondie de la Force Supramentale, L’Autreté, en relation à la transformation de l’homme dans toutes les parties de sa nature.
Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°129, Septembre 2018, « C’est quoi la bienveillance ? De la relation à la Présence »