Publié par Dominique Schmidt dans le n°153 de la revue 3ème Millénaire, Automne 2024, intitulé « Le Pardon, Une voie du lâcher-prise ? »
Perspective sur le Pardon : un Pas-Sage vers l’Amour Universel
Le pardon serait-il un passage initiatique transformateur de l’ego vers la Vasteté de l’Être ?
Selon les termes de Krishnamurti pardonner implique une maturité d’âme qui résulte de l’expérience de l’affection, de la sympathie et de la compassion éveillée en soi par la souffrance :
« Avez-vous déjà rencontré quelqu’un qui n’a pas souffert et aurait néanmoins de la compréhension ? Ou un homme qui sans avoir connu la douleur aurait ressenti de la sympathie ou de l’affection ? »
« Pour comprendre l’expérience d’autrui et aller au cœur de cette expérience, il est nécessaire de posséder une affection immense. Si vous avez cette immense affection, la vie et sa compréhension deviennent simples. » Krishnamurti, Early Writings.
La compassion est un acte d’amour sans aucune dualité. Mais l’effacement de soi qui donne un nouveau regard sur le monde est-il possible tant que le désir égotique anime notre âme ? Le moi, l’ego est-il vraiment capable d’aimer ? Sans avoir vécu de grandes émotions, sans affection pour toutes choses, sans un élan d’amour spontané, peut-on être ouvert à autrui et l’aimer inconditionnellement ? En d’autres termes, l’amour, la compassion résultent de la souffrance qui ouvre notre cœur au tout, à tous et à chacun.
Se pose alors la question du pardon : pardon et compassion sont-ils des sentiments de même nature ? Et qui pardonne ?
Être vulnérable, sans défense, le cœur à nu, exposé aux quatre vents de la vie est l’essence de la compassion et de l’amour. Le pardon prend en fait différentes formes et expressions selon la nature de notre pensée, l’intensité de notre cœur, la maturité de notre compréhension de la vie. Le vrai pardon est quand il n’y a plus quelqu’un qui pardonne et il n’y a donc pas de sentiment de pardonner.
Nous sommes à un point dans l’histoire où le moi est exacerbé, où la conscience de soi a dépassé toute mesure. Centrée sur elle-même elle est devenue juge de toute chose. Le jugement basé sur la partialité égotique engendre des sentiments ambigus, contradictoires. Juger, c’est-à-dire condamner ou pardonner, s’inscrit dans un de ces couples oppositionnels interdépendants. S’agit-il de se départir de la tendance inhérente à l’ego de juger autrui ? En effet, pour être, l’ego doit se comparer, être en compétition : le moi se bâtit en s’affirmant. Qui pardonne sinon ce moi en devenir qui a besoin de comparer pour être ? Ce processus inconscient du devenir de l’ego est responsable de cette contradiction qu’il nous faut comprendre, non pas par un acte de volonté, mais par une perception directe du problème à sa source. La connaissance de soi est incontournable pour comprendre tout phénomène psychologique, entre autres le sentiment de pardon.
Krishnamurti approche tout problème par ce qu’il appelle une ‘conscience éveillée, passive et sans choix’, qui demande que l’esprit soit sans jugement, sans a priori. Cette qualité de conscience n’est possible que lorsque nous ne sommes plus agités par les désirs personnels. La conscience vide de son contenu égotique vit dans la compassion, la passion avec le tout, elle est naturellement bienveillante. Il n’y a en ce sens personne à qui pardonner car aucune division avec autrui n’entre en jeu, ni aucune blessure narcissique. La difficulté est que comme nous sommes en prise avec la conscience qui fonctionne dans la dualité du moi et du non-moi, du mien et du tien, nous sommes le siège de sentiments inconscients de jalousie, d’envie et de cupidité qui suscitent des avidités dont la frustration dégénère dans le jugement, la condamnation. Dans cet état de conscience égocentré, le ‘ce qui est’, explique Krishnamurti, provoque systématiquement le ‘ce qui devrait être’. C’est ainsi que le mouvement dualiste de la conscience centrée sur elle-même crée les opposés, elle fonctionne dans le cercle vicieux des contraires, sans se rendre compte de ce processus qui juge, sanctionne et en même temps approuve ou pardonne. Le pardon, dans ce sens, n’est pas libérateur mais s’articule avec son opposé, le jugement.
La conscience ou plutôt l’inconscience est homéopathique, c’est-à-dire que pour s’équilibrer elle a besoin, par exemple, de dire du bien après avoir dit du mal. Karl Jung aborde ce phénomène intéressant : lorsque l’on projette une ombre sur quelqu’un, l’ego ressent le besoin de compenser cette médisance en projetant une ‘ombre lumineuse’ envers une autre personne en la peignant dotée de merveilleuses qualités ! Ce processus inconscient permet de vivre en paix et conscience avec soi-même ! On met sur l’échafaud un soi-disant coupable et on remet à un autre (peut-être un criminel) une médaille ! L’histoire est un pendule homéopathique : une guerre est toujours suivie d’une paix qui finit par une nouvelle guerre. Le pardon est de même suscité par notre moi qui, par nature ambivalent, pardonne et juge alternativement. Le pardon, à ce niveau dualiste de conscience, est-il vraiment un pardon ?
Dans une autre perspective, plus objective, il nous faut voir concrètement comment réagir devant une injustice faite à notre égard : pouvons-nous pardonner à celui ou celle qui nous a offensé ? En fait, Il y a différents degrés d’offenses, certaines plus faciles à pardonner que d’autres. Il nous faut apprendre à voir avec largeur d’esprit, sagesse et endurance les malheurs de nous-même et du monde. Ces malheurs résultent à la fois d’un Karma personnel et collectif (c’est-à-dire que chacun de nous participons inconsciemment aux problèmes du monde) causé par la nature humaine imparfaite, et d’une évolution difficile qui a commencé dans l’inconscience et l’ignorance. À un moment ou un autre chacun de nous commettons une erreur, nous comportons avec égoïsme, agissons avec un mobile intéressé, et inévitablement causons du tort, de la souffrance à notre prochain, très souvent sans nous en rendre compte. Apprendre à pardonner, c’est comprendre que nous sommes tous faillibles, ce qui nous entraîne à être tolérants envers ceux qui nous ont causé un mal ; c’est aussi avoir la faculté de nous mettre à la place de l’autre.
Tant que nous n’avons pas réalisé en nous-mêmes la libération de l’ego et en même temps l’unité spirituelle indivisible de la vie dont l’amour est l’expression, les problèmes et les maux sont inévitables et nous n’avons en nous pas d’autre solution qu’adopter un certain stoïcisme devant l’adversité. Chacun de nous participons au mouvement que le Bouddha appelle l’avidité, source de l’ego et de la souffrance. La nature de tout humain est la même, elle est constituée des mêmes énergies. C’est la faim, la soif, la libido qui stimulent les besoins, les appétits de notre corps ; c’est le sentiment de manque qui suscite les désirs et les émotions de notre être vital ; c’est l’ignorance qui pousse notre être mental à chercher à comprendre et guérir la division conflictuelle propre à la dualité. Dans cette configuration psychosomatique dont résulte l’ego, offenser et pardonner sont la pile et la face d’une même pièce. Une fois que nous avons saisi profondément que nous sommes solidaires d’une même nature avec ses variantes, pardonner devient instinctif et on ressent de l’indulgence envers notre prochain. Plus nous nous rendons compte qu’autrui est un autre nous-même et plus le sentiment de pardon et d’amour devient naturel.
Au niveau du problème de l’injustice, du mal, de la souffrance et du pardon, nécessaire pour l’harmonie et l’entente, il n’y a pas de solutions durables. Pour cela, Il nous faut dépasser notre mode d’être présent dualiste, -‘moi et toi’, ‘le mien et le tien’, et découvrir notre centre spirituel qui vit dans la plénitude de l’Un et dans la joie de tout ce qui est. Sri Aurobindo explique que l’évolution humaine comporte trois étapes, infra-rationnelle, rationnelle et supra-rationnelle ou encore infra-éthique, éthique et supra-éthique. En résumé, la première étape de l’évolution s’est produite dans l’inconscience, ensuite dans la subconscience, puis dans l’ignorance et la lueur pâle d’une connaissance qui évolue à tâtons. C’est à la dernière étape de la pleine conscience que le vrai pardon devient compassion et prend son essor.
À l’étape primaire infra-éthique l’instinct prédomine, c’est-à-dire que c’est la nature qui gouverne complètement les mouvements de la créature. La créature identifiée à son organisme est essentiellement prédatrice : si elle possède une raison c’est avant tout pour satisfaire ses désirs personnels. Prendre, avoir, et satisfaire ses besoins est le mode primitif de ce stade de l’évolution : tout est nourriture pour soi et l’association se fait par besoin et intérêt. Il n’est pas question ici de pardonner car l’autre n’existe que pour soi. On tue sans se préoccuper si l’autre souffre ! Mais avec l’instinct prédateur Mère-Nature nous a donné aussi l’instinct d’association et de coopération. C’est quand ce dernier prédomine que le sens éthique, moral, et le sentiment de pardon naissent. Pendant longtemps ces deux forces de l’égoïsme et de l’altruisme (symboliquement, le bas-ventre et l’âme) se confrontent l’une à l’autre. C’est le but de l’éthique de mettre de l’ordre dans nos instincts basiques et d’éveiller le meilleur de nous-mêmes, la partie élevée de notre nature.
Selon Sri Aurobindo la naissance de l’éthique, et du pardon qui en est la conséquence, est la période intermédiaire de l’évolution, entre le début dans l’inconscience infra-éthique et la supraconscience ou pleine conscience à venir, supra-éthique. À cette étape intermédiaire, c’est la raison dualiste qui prédomine, bien que la nature vitale du désir en l’homme soit encore dominante. C’est en fait dans cette division entre les instincts, les impulsions et la raison que la schizophrénie, plus ou moins aiguë, devient possible. L’individu est scindé en deux parties inacceptables l’une à l’autre, d’où le refoulement classique : la partie humaine refoule la partie animale. C’est ce refoulement inconscient qui est la source de l’ombre et nous fait condamner quelqu’un à vivre ce que nous nous refusons à nous-même. C’est le début de la période éthique, l’apprentissage du discernement entre le bien et le mal et du pardon du mal causé par un tiers. En quelque sorte, la conscience de soi, de nature séparatrice, se développe dans cette tension due à notre double nature entre de bas désirs impérieux et l’altruisme, dans laquelle le bien et le mal relatifs évoluent. C’est la période intermédiaire de l’évolution où l’offense et le pardon sont les expressions inévitables qui reflètent la nature dualiste même de l’homme en crise avec lui-même, dont les maux se projettent les uns sur les autres. En essence, nous apprenons à pardonner à autrui ce par quoi nous-même pêchons aussi. C’est la morale chrétienne du pardon avec l’injonction de ne pas faire à son prochain ce que nous n’aimerions pas qu’il nous fît. Cependant, la période éthique n’est qu’un passage, toutefois nécessaire pour des fins évolutives, car elle tire le bas vers le haut et essaie de le transformer. À ce niveau de conscience du tiraillement psychologique, les problèmes éthiques du bien et du mal relatifs sont résolus partiellement par des palliatifs : on signe des traités de paix, mais armé jusqu’aux dents ! À ce stade intermédiaire, le pardon n’est pas complètement assuré, il est mitigé entre l’inconscience qui nous retient dans le bas et une conscience en mutation progressive, devenant – pourrait-on dire – de plus en plus consciente.
Selon Sri Aurobindo c’est au stade supra-éthique et supra-mental que l’éthique se dissout car elle n’a plus lieu d’être : il n’y a plus personne à qui pardonner car tout est perçu dans l’Un sous les formes variées d’une manifestation qui n’altèrent en rien son unité absolue. Le bien et le mal relatifs à l’ego sont transformés en Bien absolu. Autrui est perçu comme un autre soi-même de forme différente mais d’essence identique. A ce moment-là, nous nous réjouissons de ce qui, en autrui, est unique, nous voyons en lui un des mille visages de l’Être infini, ce qui soulève l’émotion d’amour. C’est le vrai amour universel où toutes les émotions dualistes sont transmuées dans le cœur ensoleillé de l’Un.
Au premier stade infra-éthique de l’évolution éthique vers le Bien absolu le pardon n’existe pas, il est en germe ; dans le stade éthique le pardon est mitigé par la pensée objectivante et le calcul, au troisième stade, supra-éthique, le pardon est inconditionnel, la réalisation de l’Un bouleverse toute notre attitude envers autrui, c’est l’état d’amour et de grâce : le pardon devient compassion.
Ce qui nous offusque au stade éthique, dont la pensée rationnelle est par nature unilatérale, c’est la différence. C’est-à-dire que nous ‘acceptons’ la différence ou la tolérons non sans réserve : c’est la diplomatie politique. Mais comme tout est unique dans la nature, notre sensibilité est bien vite éprouvée par les autres qui ne partagent pas notre point de vue, ce qui finit généralement par dégénérer dans des joutes verbales. La susceptibilité est commune au stade éthique où il faut prendre des gants avant de s’exprimer, car de toute façon ce qui est dit est déjà interprété. Le cerveau est pré-conditionné à la réaction. Au stade de l’évolution accomplie en la pleine conscience, la perception de toutes choses dans l’unité de la vie ne comporte plus d’écart pour que s’infiltre le malentendu. On vit dans l’inaliénable unité et en même temps dans la jouissance de la diversité, le masque (persona) vivant de l’Un dans lequel s’exprime l’unicité de chacun.
Le pardon est donc une étape nécessaire à l’évolution de l’homme. Il permet psychologiquement parlant de créer une ouverture non seulement à autrui mais à la vie en général. Cette ouverture libère les énergies bloquées dans l’enfermement d’une blessure affective qui envahissait toute notre psyché. Celui ou celle qui ne pardonne pas à son père, par exemple, une violence verbale, physique ou psychologique, porte en lui ou en elle des séquelles qui colorent toute sa vie et ses relations subséquentes. C’est la montagne de ce complexe non résolu que son destin escaladera. En revanche, le pardon non seulement nous libère de la personne qui nous causait du tort, mais aussi nous rend plus fort pour faire face à l’existence. La leçon apprise nous fait grandir et c’est la croissance de notre être qui nous fait de plus en plus aimer le monde et nous ouvrir à lui. Ainsi, accepter et pardonner les souffrances causées deviennent des atouts de force et de compassion qui apportent la confiance, le goût de l’aventure et la volonté de vivre une vie authentique en harmonie avec sa nature.
Au lieu de vivre une vie ravalée au statisme de la sécurité, le pardon, en nous libérant par la compréhension et l’amour de celui ou celle qui nous a fait souffrir, nous libère en même temps de la peur et de nous-même. Cette libération grâce au pardon ouvre la porte à l’inconnu qui devient un champ infini d’exploration. Le pardon véritable est la porte de transition entre deux mondes : un, révolu, couvert des blessures affectives qui bloquaient ses mouvements et l’autre qui s’épanouit à jamais dans le présent de l’éternel. Le vrai pardon dans lequel notre propre moi est inopérant accueille la vie et toutes choses dans la bienveillance : c’est le rayonnement et la libération spirituels !
Publié par Dominique Schmidt dans le n°153 de la revue 3ème Millénaire, Automne 2024, intitulé « Le Pardon, Une voie du lâcher-prise ? »