Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°138, Décembre 2020, « Découvrir l’enfant intérieur »

L’Enfant intérieur, Passage initiatique


Lorsque le directeur de l’école me demanda devant la classe quel métier je voulais pratiquer, l’enfant intérieur en moi répondit : ‘ Je ne veux rien devenir dans ce monde corrompu.’ L’armée, obligatoire à l’époque, confirma ce besoin de liberté inconditionnelle. Forcé d’aller dans un camp disciplinaire commando, on me mit un fusil dans les mains et l’Autorité me cria de tirer sur la cible : ‘Tue le sale Schleu.’ En révolte, je jetai mon fusil et me retrouvai pendant une semaine dans un cachot noir, pour ‘désobéissance à la patrie’. Pour moi, ces événements coupèrent le cordon ombilical avec le monde des adultes et la société, et me propulsèrent à la recherche du but de la vie, s’il en existait un en dehors de ce formatage collectif, dans un monde mécanisé par les valeurs matérialistes dans la ronde d’une vie économique sans âme ni cœur. Je ne m’attarderai pas sur toutes les aventures qui s’ensuivirent : ce qui précède suffit pour étayer la vérité psychanalytique de l’importance de ‘retrouver’ ou de ‘se réconcilier’ avec l’état d’innocence de l’enfant intérieur.

Un contexte extrême, de grande adversité, est souvent l’occasion d’une nouvelle ouverture, d’un dépassement de soi, d’un éveil à de nouveaux horizons. Inversement, quand tout va bien dans la médiocrité du confort et de la routine, le plus souvent la bourgeoisie s’installe pompeusement en nous dans une existence stagnante, pas beaucoup plus évoluée que celle de l’animal, dans les lois rigides de la conformité qui protègent notre capital et l’aident à s’accumuler.

La souffrance émotionnelle causée par un monde structuré par le commun dominateur de l’hypocrisie, la compétition, l’avoir, sans égard dans sa vulgarité prétentieuse à ce qui est vrai, beau, magique, vulnérable et simple, a été dans mon cas décisive dans l’éveil d’une sensibilité d’essence spirituelle qui ne m’a plus jamais quitté. Dans le métro, l’enfant intérieur en moi pleura devant ce monde affairé, énervé, se bousculant pour arriver… une soif de pureté fit tomber des larmes sur mes joues ; mon cœur serré ne voulait ni ne pouvait s’adapter au moule des adultes. Si je n’avais pas trouvé cette lumière intérieure, il y a bien longtemps que je ne ferais plus partie de ce monde. Néanmoins, j’appris plus tard que le prochain est une bonne indication de ce que l’on est en soi (qualités et défauts), et que cette vision non-duelle, de réciprocité, est le meilleur moyen de progresser dans la vie spirituelle.

Je n’ai donc pas eu à ‘retrouver’, ni à ‘me réconcilier’ avec cet enfant intérieur, puisque dans mon rejet du monde, dans le refus d’essayer de m’y adapter ou d’y ‘faire ma place’, je ne l’ai jamais quitté. Et, comme il n’y avait plus que cette essence d’être (la présence de l’âme divine non-individualisée), elle s’exalta d’elle-même et devint le gouvernail de mon existence dans l’aventure de la vie. Ce que j’ai découvert, en restant relié à cette essence d’être, c’est qu’en elle se révèle la vraie sécurité qui ne dépend de rien d’autre pour son bonheur ; en elle se trouve notre potentiel illimité (qui deviendra un jour une individualité divine qui supplantera l’ego, notre conscience extérieure). L’être (l’enfant intérieur) va vers l’Être (l’état primordial), au début sans le savoir. Étant de même essence, Il l’attire irrésistiblement comme un aimant vers sa destination dans l’aventure du réel où danse la magie de la vie, là où se cachent les vrais trésors[1].

L’enfant intérieur est donc le vrai capitaine de notre destin car étant de l’essence de l’Être infini il se dirige spontanément et naturellement vers ce dont il est intrinsèquement le potentiel. C’est la peur qui a construit le monde des adultes dans les structures enfermées dans la fausse sécurité déifiée sur l’autel de l’Argent et du Pouvoir. L’innocence de l’enfant intérieur dans sa vulnérabilité d’être désarçonne l’invulnérabilité apparente de l’arrogance de l’homme matériel qui comme un château de sable s’écroule à la marée montante du Réel. Nous sommes aujourd’hui témoins de l’effondrement de notre civilisation consommatrice, sous le poids même de son avidité insatiable. L’enfant intérieur insoucieux des constructions, des formules des adultes va sans peur où ses rêves le dirigent et en chacun trouve une mine d’expériences qui l’emportent de plus en plus dans la révélation du mystère du présent où se cache l’éternel toujours multiforme, multidimensionnel. Ce présent-éternel où navigue l’enfant intérieur diffère de l’expérience du présent unilatéral des adultes ancré dans le passé répétitif.

« L’attitude naturelle de l’être psychique est de se sentir l’Enfant, le fils de Dieu, le Bhakta ; c’est une parcelle du Divin, une avec lui en essence, (…). »

Sri Aurobindo

J’associe l’enfant intérieur à la notion de l’Être psychique de Sri Aurobindo, étincelle et parcelle du Divin transcendant, manifesté dans notre monde pour devenir la flamme du divin qui remplacera un jour l’ego lorsqu’il sera dissous par la découverte de notre être réel. Mère, fondatrice de l’ashram de Sri Aurobindo, exprime d’une manière tellement simple cette indicible vérité dont l’enfant est le réceptacle vivant :

« On dit que les yeux sont le miroir de l’âme ; c’est une façon populaire de parler, mais si les yeux ne vous expriment pas le psychique, c’est qu’il est très en arrière et voilé par beaucoup de choses. Regardez donc avec soin les yeux des petits enfants, et vous verrez une sorte de lumière – les gens disent candide – mais si vraie, si vraie, qui regarde le monde avec étonnement. Eh bien, cet étonnement, c’est l’étonnement du psychique, qui voit la vérité mais qui ne comprend pas grand-chose au monde, car il est trop loin de lui. Les enfants ont cela, mais à mesure qu’ils apprennent, qu’ils deviennent plus intelligents, plus instruits, cela s’efface, et vous voyez dans les yeux toutes sortes de choses : des pensées, des désirs, des passions, des méchancetés, mais cette espèce de petite flamme très pure n’y est plus. Et vous pouvez être sûr que c’est le mental qui est entré là-dedans, et que le psychique est parti très loin derrière. »

Mère

L’être psychique qui se révèle chez l’enfant pas encore conditionné par les adultes est l’étincelle divine qui gît dans notre être intérieur profond et sa découverte en notre nature donne un sens authentique et une direction lumineuse à notre vie perdue dans le labyrinthe de l’obscurité des demi-connaissances de notre mental. Cet enfant intérieur, une fois libéré, réalise dans son évolution une formation spirituelle qui deviendra dans son épanouissement la vraie individualité. L’enfant intérieur n’est donc au début qu’une présence spirituelle d’essence divine qui ensuite croîtra et deviendra une individualité distincte de nature divine. C’est cette individualité que Sri Aurobindo appelle l’être psychique, l’être vrai, qui n’est ni l’ego ni le mental.

Krishnamurti parle d’un mécontentement créateur, Sri Aurobindo d’un divin mécontentement. Il ne s’agit pas ici du mécontentement général des ego râleurs qui éprouvent le besoin d’avoir plus, plus d’argent, plus de sensations, plus de gadgets, qui vivent dans l’insatisfaction qu’apporte l’envie de ce que les autres possèdent. Il s’agit du mécontentement créateur, divin, que ressent notre être profond dans sa déception face à ce que l’humanité est devenue dans sa petitesse d’esprit, dans son existence réduite aux frontières, fière de son drapeau, dans son besoin d’exploiter, de coloniser, de s’enrichir, de se comparer, de dominer… la liste est loin d’être exhaustive. Ce divin mécontentement n’est pas du même ordre, car il n’y est pas question de modification quantitative dans l’acharnement de l’avoir plus, mais d’un changement radical d’orientation de notre être dont l’être psychique est l’inspirateur. C’est la dissolution de l’ego dans l’enfant intérieur libéré, qui symbolise la pureté d’être- non dans le sens moral qui n’est que de l’immoralité déguisée, qu’un nouveau monde peut naître. Le mode d’être égotique, dirigé par notre être vital-émotif, centre du désir et de la convoitise, et par le mental-vital, centre de la raison, asservi intellectuellement aux besoins du corps et des appétits vitaux (appropriation, sensation, plaisir, sexe, grandeur), est responsable de notre monde présent qui se désintègre de la collision des appétits et des intérêts antagonistes (l’intérêt est toujours conflictuel, car même quand il sert une bonne cause il reste égocentré). La découverte de l’enfant intérieur et des vertus inhérentes à sa nature d’innocence, de joie pure, d’universalité d’être, de compassion désintéressée, peut amener à une triple harmonie, individuelle, collective et planétaire. Par l’action de ce mécontentement créateur il est possible de transformer l’individu d’aujourd’hui en un être nouveau de nature divine dont l’enfant intérieur est le passage initiatique.

L’orientation de l’enfant intérieur n’est pas du tout de même nature que celle du monde des adultes structurés par les valeurs de l’ego. C’est pourquoi le retour à l’état d’innocence perdu n’est qu’une étape vers l’«état primordial» de l’Être pur inconditionné. La transformation spirituelle ne s’effectue pas au sein de l’ego mental et vital, mais dans le changement provoqué par l’être intérieur. C’est le retour à la Source qui a le pouvoir transformateur. Par ses efforts, l’ego conditionné ne peut que modifier ses conditionnements : c’est la modification des apparences sans toucher à l’être. Néanmoins, l’équilibre obtenu par la découverte de l’enfant intérieur en soi amène bien des qualités et des vertus propices au développement personnel, nécessaire comme étape, mais qui ne peut être une fin en soi. Ce dont il est question est d’une opération bien plus délicate qu’une progression harmonieuse dans le corps mental-émotionnel, il s’agit d’une transformation radicale du centre même de la perception qui, grâce à la rencontre de l’être intemporel infini, s’ouvre à son expression dans les expériences temporelles. Cette mutation transforme la vision du monde devenue globale et indissociable de la nature : autrui est perçu comme un autre soi-même, unique en lui-même, participant de la même essence. En embrassant l’infini, l’être psychique vit son existence à partir du tout qui fait partie intégrante de son être, il est sans le moindre hiatus l’individu universel. C’est dans ce renversement de centre (de l’ego à l’être psychique) que l’harmonie et la joie d’être adviennent spontanément. L’infini a trouvé un canal d’expression dans l’être psychique, véhicule du divin dans le monde manifesté.

La conception de Purusha-Prakriti (Être-Nature) de la sagesse des Védas et des Upanishads peut être une aide dans cette difficile et importante compréhension de la distinction entre l’ego et l’être psychique. Le Purusha est à la fois l’Être intemporel non-manifesté (originel et éternel) et temporel manifesté par la Nature. Quand il est manifesté, l’Être se cache dans le jeu des formes créées par la Nature. L’ego, la conscience humaine, résulte de l’identification de l’être aux formes de la Nature. Ainsi, l’ego n’est pas complètement faux, mais dans la non-perception de l’Être et dans son ignorance, il est moulé exclusivement par la Nature et asservi à son activité. L’ego est donc une sub-conscience articulée par la Nature, il est une conscience ignorante délimitée par les formes, qui se cherche. Ses connaissances ne peuvent se dégager de l’ignorance car elles restent confinées dans cet envoilement des formes de la nature. En revanche, l’être psychique (l’enfant intérieur libéré) n’est pas un produit de la nature, il ne résulte pas de l’Ignorance dans son identification aux formes, il est une parcelle de l’Être pur inconditionné, il est une étincelle divine provenant de la transcendance, il n’est donc pas fabriqué, comme l’ego, par Prakriti, la nature. Il est l’expression de la vérité incarnée de l’être dans le Devenir temporel de la nature. Ce qui transcende la nature est Vérité pure, ce qui résulte de la nature dans son conditionnement est vérité soumise au jeu des formes dont l’ego est l’ombre lumineuse, c’est-à-dire que même dans son ignorance il est soutenu par la lumière de l’être qui le conduira un jour à sa libération. C’est pourquoi dans le paragraphe précédent il est question de mutation de centre, pour faire saisir que le développement personnel sous la tutelle de la Nature ne peut provoquer ce transfert de centre. L’ego, centre temporaire créé au sein des phénomènes et qui les subit, doit céder sa place à l’être psychique, centre divin immortel présent derrière les phénomènes de la nature et qui les dirige. C’est le retour à la Source qui provoque ce changement de centre. Dans cette optique, l’enfant intérieur ne doit pas progresser vers un ego équilibré, épanoui, mais sa découverte permet de nous ouvrir à une autre dimension d’être, par-delà l’ego, dés-identifiée à notre corps-mental devenu un simple instrument d’expression de la vérité pure.

Prendre conscience de ces vérités, c’est éveiller en nous la vision juste de la perspective spirituelle qui, en nous faisant renouer avec l’enfant intérieur libéré, nous ouvrira la porte de la lumière divine. Méditons ensemble sur les vérités profondes qu’expose Sri Aurobindo dans ce fragment clé de la découverte de notre vrai centre où convergent l’infini et le fini dans une union divine :

« Mais l’homme n’a pas conscience du moi ou jîvatman, il n’a conscience que de son ego, ou de l’être mental qui dirige la vie et le corps. Pourtant, en allant plus profondément, il peut prendre conscience de son âme ou être psychique comme de son centre véritable, le Purusha dans le cœur. Le psychique est l’être central dans l’évolution, il émane du jîvatman, parcelle du divin, et le représente. Dans l’état de pleine conscience, le jîvatman et l’être psychique se joignent. »

Sri Aurobindo

Le jîvatman est le moi ou l’esprit pur non-né, parcelle du Divin transcendant, qui est au-dessus notre manifestation terrestre. L’être psychique, étincelle du divin, est son représentant dans la manifestation, il agit subtilement derrière le jeu évolutif des formes de la nature (physique, vital et mental), prêt à émerger lorsque l’ego aura abdiqué sa position. L’étincelle de l’être psychique prend ensuite le gouvernail et évolue jusqu’à devenir un feu divin en la pleine conscience :

« L’établissement de ce véritable Moi est la plus difficile mais la plus importante tâche que nous avons devant nous. Le pouvoir d’entendre sa faible voix ne peut être acquis que par une vigilance constante et, lorsque nous en avons perçu le murmure nous devons agir sans hésitation et avec fermeté. Ainsi nous apprendrons à l’encourager et cette voix deviendra de plus en plus forte et puissante jusqu’au jour où elle sera le gouverneur reconnu et incontesté de nos vies. »

J. Krishnamurti, Préparation Individuelle

Il nous faut devenir conscients de cette voix de l’âme enfouie dans la profondeur de nous-mêmes qui est encore étouffée par la clameur de la personnalité de surface. Une fois que l’affirmation des opinions du mental, la sensiblerie des émotions égocentrées, la tyrannie des désirs du vital, les appétits du corps seront calmés, sans bruit, sans revendication, sans demande, timidement, l’enfant intérieur libéré, être de lumière, emplira notre terre de sa divine joie.

« Quoi que ce soit que vous fassiez, quelles que soient vos occupations, vos activités, la volonté de trouver la vérité de votre être et de s’unir à elle, doit être toujours vivante et présente derrière tout ce que vous faites, tout ce que vous éprouvez, tout ce que vous pensez. »

Mère

[1] Voir mon livre, La Grande Aventure Initiatique, Siddhârtha Aujourd’hui.

Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°138, Décembre 2020, « Découvrir l’enfant intérieur »

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