Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°123, Printemps 2017, « Qu’est-ce que l’attention ? »
L’attention, la fenêtre de l’âme
Dans le silence éternel, l’Être infini, rassemblé en lui-même dans une immobilité vibrante de vie, retient sa Conscience dans une pure attention béatifique d’où il regarde sa propre infinitude, sans bornes et sans aucun objet pour distraire sa vision. Dans ce miroir immaculé, l’Être pur, sans visage et sans forme, contemple son propre reflet lumineux qui révèle la Présence ineffable de Satchitananda (Être-Conscience-Béatitude, infinis) du Brahman éternel.
C’est de Sat-chit-ananda que procèdent les mondes, dont notre monde terrestre, réplique de sa propre essence dans des formes opposées à sa nature profonde. “L’attention”, passive et éveillée, présence infinie de l’Être par-delà le temps et l’espace, “tend l’esprit vers” (sens étymologique du latin attendere) la manifestation, la création, où se dévoile à nos yeux un monde matériel pétri de dualité. C’est ainsi que, dans notre univers, l’omniscience infinie est devenue la conscience mentale ignorante, l’omniprésence le narcissisme égocentrique, l’omnipotence la volonté de désir, la Béatitude l’avidité du plaisir.
L’Un est devenu la multiplicité, l’attention extensive de l’être infini s’est transformée en concentration exclusive de l’être fini où chaque créature est fermée sur elle-même, occupée à satisfaire ses propres désirs : lorsqu’elle regarde le monde, elle ne voit qu’elle-même, les limites de sa propre conscience. De l’Un, de l’attention pure et sans frontières, est née la dualité de l’être fini divisé dans sa perception du monde en deux parties – en sujet et objet – l’observateur et l’observé. La Vidya, la Vérité-Une, s’est cachée dans l’Avidya, la multiplicité où l’ignorance cosmique règne par une concentration exclusive d’énergie mentale et vitale, oublieuse de la Totalité-Une afin de s’individualiser dans des entités séparatrices. L’infini est recouvert par le fini. Dieu est devenu la nature (Prakriti). Le déterminisme est complet : chaque être est lié sur la roue du Devenir (Karma), poussé par Prakriti. La créature de la nature, égarée dans les chemins de l’inconscience, est mue aveuglément par la faim, la soif d’être, le sexe, le plaisir, le pouvoir, pour finalement s’en libérer. Lorsque le processus d’individualisation aboutit à sa maturité, l’âme s’éveille et retrouve l’attention pure, la pleine conscience de l’Être inconditionné.
Dans les formes en évolution, l’attention intuitive est alors involuée en attention instinctive. L’animal et l’homme primitif ne pensent pas délibérément, mais agissent spontanément, d’une manière automatique, guidés avec sûreté par l’intelligence de l’instinct que la nature a implantée en eux. Avec l’avènement de la raison mentale, l’homme perd une partie de son capital instinctif et doit affronter les nombreuses circonstances de la vie par le Choix délibéré de la raison en évolution. L’aspect vital de sa nature, qu’il hérite de son prédécesseur l’animal, est contrarié par cette nouvelle faculté de conscience élargie par la pensée, qui lui demande dès lors de faire des choix que la nature n’assure plus ; de là, les égarements, les conflits et les perturbations dont il est le sujet. Ce nouveau gain il le paye très cher par un déséquilibre psychosomatique. Ce n’est que lorsque la raison est dépassée par une plus haute raison supra-rationnelle et intuitive que l’attention instinctive de l’animal et l’attention partielle égocentrique de l’homme ordinaire sont transformées en une attention globale ou universelle où tout ce qui rayonne de la réalité se fond en un seul champ d’attention propre. En d’autres mots, l’attention de l’homme accompli en action est en même temps extensive et inclusive, c’est-à-dire que bien que sa perception soit ouverte à la totalité de la vie, elle n’en omet aucun détail.
Sans l’illumination métaphysique et spirituelle, l’explication purement psychologique et mentale de l’attention restera toujours incomplète. L’attention est donc inhérente à la conscience transcendantale et universelle et devient mentale, vitale ou physique dans la manifestation terrestre. Dans notre monde où l’Être universel s’individualise, l’attention est devenue inattention dans les formes naissantes toutes absorbées en elles-mêmes ; l’ego qui en résulte centralise les énergies cosmiques, mentale, vitale et physique pour construire son empire personnel. C’est ainsi qu’il devient un monde en lui-même plus important que le Tout qui l’a fécondé. Il existe autant de mondes qu’il y a d’individus. L’attention non-duelle et infinie est réduite en l’être fini à une attention exclusive, attachée aux objets de prédilection. Ce qui est perçu par cette attention limitée, qui est en fait plutôt une concentration, n’est pas l’objet en soi indivisé du Tout, c’est-à-dire relié à l’essence de l’infini, mais l’objet pour soi, séparé du contexte de la réalité vivante.
Selon l’évolution de la conscience de l’homme, l’attention se cantonnera aux trois aspects de sa nature, corporel, vital, émotionnel-mental. Ce qui explique l’infinie variété de degrés de la perception des individus. Par exemple, une conscience purement matérielle focalisera son attention sur le confort et la sécurité ; progressivement, au fur et à mesure de son développement sur l’échelle de l’être, elle s’ouvrira à l’aventure de la vie, aux émotions esthétiques à la perception du beau, à l’éthique, à la réflexion intellectuelle, au sentiment religieux, à l’aspiration spirituelle. Ainsi, l’attention s’éveille à la mesure de la conscience. A chaque pas de cette progression, l’être élargit son territoire et son champ d’attention. Tout fermé sur lui-même au début des péripéties de son existence (le stade narcissique), il devient de plus en plus ouvert à l’autre, à la vie inconditionnée. La concentration sur soi devient l’attention à tout. Ce n’est que lorsque cette concentration exclusive sur soi-même et ses objets s’ouvre à la dimension spirituelle que l’ego disparaît dans l’attention pure et universelle.
Comme l’être fini n’est que le masque apparent de l’infini dans le jeu de l’expérience dans la dualité, il est voué un jour à découvrir le chemin de son infinitude en laissant tomber graduellement ce qu’il avait accumulé. Cet abandon aux choses le relie au Tout. Finalement, il s’abandonne lui-même et se trouve aspiré dans la Présence ineffable de l’Être, résorbé dans l’attention pure. Cet état d’être de pure attention Krishnamurti le désigne par la superbe expression, lourde de sens et de possibilités, de « choiceless awareness » : « une conscience éveillée, passive et sans choix ». La conscience avec choix dénote la présence de celui qui choisit dont l’attention est fixée exclusivement sur l’objet convoité, inconscient du reste du monde. En revanche, dans une conscience sans choix, tous les objets continuent à exister dans la coexistence de l’Être, mais il n’y a plus “personne” pour se les approprier. Une alchimie de l’attention transforme magiquement notre perception du monde. Dans cette attention pure, tous les sens fonctionnent ensemble. La sélectivité du désir, n’interférant plus avec la vision des choses, devient purifiée ; l’être sans désir, ne voulant plus rien prendre en ses mains, devient tout écoute, tout ouïe. Dans cette écoute inconditionnelle, sans mobile personnel, l’être devient disponibilité lumineuse et éprouve de la compassion sur tout ce qui existe. Ses oreilles désintoxiquées de tout égoïsme entendent la musique divine en chaque chose, chaque être, car chacun a sa tonalité propre, son rythme unique reliés dans l’harmonie du Tout. Cette attention sans objet est libre du conflit inhérent à l’ego affairé. Sans objet le devenir cesse, les efforts pour accumuler s’épuisent, l’attention soutenue dans l’avoir se relâche dans la plénitude de l’être : elle devient percée lumineuse au et du Tout, car il n’y a plus qu’une identité qui se fond dans l’expression de la forme libérée d’elle-même.
L’attention pure devient une fenêtre où le divin mystère de l’Être révèle les splendeurs de sa réalité sublime.
Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°123, Printemps 2017, « Qu’est-ce que l’attention ? »