Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°126, Décembre 2017, « La solitude »

L’Alchimie de la solitude


«Yoga» signifie unir ce qui a été séparé de la réalité ultime. La science du yoga consiste essentiellement à fusionner l’individu au cosmos, à la Conscience universelle et à la transcendance, l’Être intemporel. C’est le retour de ce qui a été séparé dans la manifestation vers l’Un. L’intérêt pour le yoga connaît de nos jours un essor planétaire: serait-ce une indication que la conscience collective est en crise spirituelle, en recherche de ses racines transcendantales? Ceci expliquerait-il en même temps le désenchantement général d’une existence sans âme, purement matérielle, robotique et animale?

«Union» et «séparation» sont deux termes inséparables, qui s’impliquent l’un l’autre. C’est parce que nous sommes séparés que nous recherchons l’union. Le fait d’être séparé engendre l’isolement psychologique, la souffrance affective, un manque insatiable. Dans notre ignorance, nous recherchons l’union sous forme de compensations ou du relâchement de tensions psychologiques. Dans l’expérience d’une union relative, nous régressons vers un bien-être archaïque, bercé de la nonchalance de l’inconscience. Cet état d’union océanique ne dure pas plus que celle de deux corps enlacés dans l’étreinte sexuelle. Mais, inconsciemment, l’expérience de l’union sous forme de ses substituts comme la nourriture, l’argent, le pouvoir, le savoir, le sexe, etc., nous laisse insatisfaits; un manque fondamental se fait sentir au sein même de la plénitude de l’avoir et du plaisir furtif. Nous nous sentons profondément seuls dans la société des hommes, tout affairés à leurs ambitions et leurs projets de distraction. C’est au moment critique où tous les substituts perdent leur saveur, que l’élan spirituel à la recherche de l’Un commence. Ce n’est qu’à la rencontre de l’Un indivisible, notre origine spirituelle et source de tout ce qui existe, que le sentiment de séparation, d’isolement psychologique disparaît à jamais.

L’Être est descendu dans la matière et s’est multiplié infiniment dans la divisibilité des formes dont chacun de nous a pris naissance. Notre naissance qui a lieu sans la connaissance métaphysique de la relation de l’Un et du Multiple a suscité l’illusion de séparation. Grâce à cette ignorance (Avidya) d’envergure cosmique, un véritable dynamisme évolutif s’est produit à travers le temps dont la force motrice est la Séparation [1]. Une soif d’amour insatiable ronge le cœur de chacun qui désespérément recherche l’union sous toutes ces formes, la quête inconsciente de l’Un dont il a été séparé. Cette force s’exprime dans les formes primitives par la faim et le sexe, chez l’homme semi-civilisé par l’argent et le pouvoir et en l’être éveillé par l’union avec le divin. C’est une force en apparence inconsciente (Prakriti), qui nous articule à notre insu et agit dans toute la création sous forme d’instinct et qui pousse chaque créature à sa destination finale à travers les péripéties de l’expérience des millénaires vers l’Un (Purusha). Toute la création, quelle que soit sa forme, recherche le contact et la joie d’être car c’est ce qu’elle est en son essence, l’ananda-rasa. La joie est le principe de la vie universelle, mais dans notre séparation phénoménale nous souffrons d’isolement psychologique ; et ainsi la joie pure de l’Un s’est dégradée en plaisir et douleur.

Mais pourquoi cette séparation s’est-elle produite si l’Un est complet en lui-même dans son immuabilité absolue? Pourquoi s’est-Il multiplié en chacun de nous? À cause de cette séparation nous éprouvons tous inconsciemment de la nostalgie envers Lui, sans le connaître, que nous projetons sur des objets ou des personnes finis. Nous nous réfugions dans des objets car l’Un est inconnaissable, il est la Vie indivisible insaisissable, l’Être infini sans forme dont nous ne pouvons accaparer que les ombres visibles, les expressions temporaires qu’il projette sur la réalité. Ainsi, chaque objet possédé nous laisse seuls et désolés même en sa possession, car le bonheur s’estompe et s’éclipse dans l’océan des formes sans la lumière de l’Être qui les anime. C’est lorsque nous pouvons percevoir Son visage sans trait sous les traits de chacun que le désarroi de la séparation se transforme en joie de la participation avec tout être, toute chose, dans l’union avec l’Un.

«Ce Moi secret en tous les êtres n’est pas apparent, mais ceux qui ont la vision subtile le voient au moyen de la suprême raison, qui est subtile. »

Katha Upanishad, 1.3.12.

Le mystère métaphysique de la séparation de l’Un d’avec le Multiple (du Vidya et de l’Avidya) se reproduit dans la femme qui porte en elle l’enfant, bercé dans la béatitude océanique de l’inconscience dans son ventre, fusionné dans une union indifférenciée, qui souffrira la naissance, poussé à l’extérieur du gouffre de l’union pour naître séparé à un monde qu’il est forcé de découvrir, d’accommoder, de combattre. Dans cette lutte, il cherche aveuglément dans la multitude des expériences, le retour à la béatitude primitive qui lui a été dérobée, sur le mode régressif d’être (la cigarette, l’alcool, le sexe, la nourriture, l’argent, le plaisir), ou progressif, en quête de soi, et plus tard du Soi. Mais que ce soit dans le mode progressif ou régressif, c’est en fait la joie d’être inaltérable que nous recherchons dans le contact, refusant instinctivement notre isolement psychologique.

La solitude et le fait d’être isolé, sont-ils la même chose, le même état d’être? L’isolement psychologique, le sentiment d’aliénation envers les autres, la société, résulte-t-il d’une vérité objective ou est-il la création de notre moi qui est lui-même la fabrication de notre pensée? Chacun de nous projette son propre monde tissé de ses désirs, ses peurs et ses attentes, et lorsque nous regardons les autres nous ne les voyons pas en eux-mêmes mais à travers nos besoins qui se manifestent sous la triple forme de l’attraction, de la répulsion et de l’indifférence. À vrai dire, le désir et l’intérêt nous isolent du monde. En quelque sorte, inconsciemment, nous réduisons notre prochain à un objet pour répondre à nos manques. Dans un monde où chacun est devenu objet pour l’autre, l’aliénation psychologique est collective et se manifeste par l’avidité et le sentiment de frustration continuelle auquel nous nous dérobons dans la poursuite de sensations éphémères. Ainsi, l’isolement est suscité par le désir sélectif où chacun voit la vie selon ses désirs particuliers. Notre être profond souffre de cette double aliénation avec lui-même et autrui, ce qui explique le mal-être sous-jacent à l’harmonie précaire et superficielle de notre société.

Nous nous nouons à certaines situations, groupes, personnes, qui nous apportent pendant un certain temps du bien-être, pour finalement rompre avec eux afin de renouer avec un nouvel ordre de choses. Ainsi va la marche de l’expérience de l’union, dans l’alternance d’union et de séparation qui ne va pas sans douleur affective. D’étape en étape, ce processus suit la même courbe que l’évolution de notre propre conscience. Il y a une joie spontanée de la rencontre, d’une union particulière, puis progressivement une lassitude et un désir de la dépasser, d’aller plus loin pour élargir notre champ d’expériences d’union plus subtiles. Ce qui explique ce besoin soudain de détruire tout ce que l’on avait construit, de laisser ce que l’on avait accumulé, de quitter la sécurité qui nous détruirait si nous ne partions pas à l’aventure dans l’inconnu hors des chemins battus. Cette dialectique de l’union dans la subconscience vitale, la demi-conscience mentale et la pleine conscience spirituelle, nous achemine progressivement à l’expérience de l’Un, à l’union ultime. C’est à la dernière étape, quand l’homme s’est universalisé, qu’il est devenu le citoyen du monde de Socrate, que le sentiment de séparation est transformé en plénitude où tout et chacun sont intégrés dans un même courant d’être.

Mais que faire devant cet isolement psychologique, cette souffrance affective, qui touchent la plupart d’entre nous? Ne pas résister et accepter cette condition apparente de séparation en la laissant s’épanouir en nous jusqu’à l’agonie totale de la solitude? Généralement, nous recouvrons nos blessures affectives dans une neutralité anesthésique d’être propre au bourgeois. C’est en renonçant à tous nos réflexes de fuite hors de nous-mêmes par toutes sortes de subterfuges, que nous relâchons nos tensions émotionnelles, comme, après la suffocation du désespoir, une respiration profonde nous libère de notre affectivité égocentrique et éveille dans l’absence de soi la Présence de la réalité indivisible où tout coexiste dans une union ineffable qui ne peut être fractionnée. C’est au sein de la solitude que l’alchimie de la claustration ouvre l’ego au grand air de la liberté spirituelle.

L’agonie de l’ego, pleinement vécue, sans rétention, est l’ouverture à l’Être intemporel dont chacun de nous est une parcelle. Être seul, sans ego, c’est être Un avec le Tout sans le désir de prendre car, comme toute chose participe ‘consciemment’ à la même Vie, chacune devient une note harmonieuse d’une même symphonie. C’est dans ce sens que Krishnamurti distinguait ‘aloneness’ de ‘loneliness’ : le premier est un état de communion non duelle avec la réalité dont notre conscience est une fenêtre (quand l’observateur n’est pas séparé de l’observé, il entre en relation directe avec le réel sans la rupture de l’ego qui observe : tout circule sans blocage), le second est l’isolement psychologique conflictuel dans la dualité derrière les murs de notre ego d’où nous regardons la vie.

Beaucoup se morfondent dans leur solitude sans faire d’efforts pour sortir de leur situation en en voulant aux autres, à la famille ou à la société, meurtris dans leur amour-propre de blessures émotionnelles causées dans le passé. Pour surmonter ce sentiment de séparation, il faut apprendre à ouvrir notre cœur, libérer notre âme isolée dans les recoins de notre ego afin de percevoir l’essence commune qui relie toutes choses, et ainsi participer à la joie universelle dans un contact direct avec l’oiseau, le chat, l’arbre, la caissière d’un super-marché, le passant dans la rue, en fait avec tout ce qui existe dans nos contacts journaliers. Cette relation non duelle avec l’existence se déroule dans la joie de l’unicité et non plus dans l’indifférence égocentrique. En fait, cette essence que nous évoquons est la substance même de l’être infini de laquelle sont sculptées les mille et une formes dont chacun de nous est une expression unique. Rien n’existe isolément, sauf l’ego!

Afin de se libérer du désir vital qui nous rend esclaves des sens et nous isole dans l’extériorité, il est bon de quitter le monde pour un temps et faire une retraite dans la nature et ainsi nous désintoxiquer de ce besoin de sensations et calmer le bavardage continuel de notre pensée qui nous empêchent d’entrer dans la demeure sacrée de notre être profond. Ce moment tranquille nous aide à nous connaître, à comprendre les impulsions qui nous agitent dans tous les sens et ainsi à nous stabiliser dans la source de notre être. La solitude devient alors fondamentale, une nécessité de survie spirituelle où il nous faut apprendre à vivre en nous-mêmes afin de nous recueillir dans des champs de conscience plus élevés que la vie de surface qui anime nos sociétés. Se promener seul dans la nature dans un contact silencieux avec les arbres, les fleurs sauvages, lire un livre devant un feu de cheminée ou sous un arbre, ou regarder la pluie qui tombe, permet de se reconnecter dans la simplicité d’être où l’on découvre dans le recueillement la plénitude au sein de la solitude. Les plus heureux parmi nous se préoccupent peu de leur personne ; ils ont le cœur pur et savent aimer sans rien attendre en retour ; ils sont ainsi ‘connectés’ directement et spontanément à la vie : ils aiment, tout simplement, ils ne dépendent pas des conditions de l’existence pour leur joie d’être. Ils ne sont jamais seuls même dans la solitude, car tout leur parle et ils sont ainsi reliés intimement avec tout ce qui existe.

Il suffit de faire le pas pour que tout bascule de la prison de notre ego à la liberté de la vie sans frontières, car les barreaux qui nous isolent ne sont faits que de notre pensée. Le mur qui nous sépare et nous aliène de l’essence divine a été fabriqué par l’ego ; il nous faut faire face à cette fiction par l’acte de la vision pénétrante détachée de notre moi séparateur pour qu’il s’écroule de lui-même, sans effort personnel. Tant que nous ne surmontons pas cette illusion de séparation, quoi que nous fassions, que nous accumulions, nous sommes condamnés à être seuls et isolés! L’ego qui nous aliène de la vie universelle n’est pas complètement faux, il est l’ombre qu’il porte sur L’Être et recouvre notre véritable nature. Cela explique, lorsque de temps en temps nous lâchons ce masque, que nous ressentons sans la chercher la douceur du bien-être; mais comme nous sommes obnubilés par l’image de nous-mêmes, ces moments ne durent pas! Prendre conscience de ce phénomène, même si nous n’en comprenons pas encore toute l’ampleur, nous met sur la bonne voie.

Il viendra un jour où la conscience ne vivra plus dans le corps mais le corps dans la conscience. Il y aura alors renversement de valeurs, car ce ne sera plus le corps qui assujettira l’être dans les confins de son enveloppe et dictera ses mouvements, mais ce sera l’être dans la conscience qui rayonnera sur la matière dématérialisée, libérée de son opacité, et l’âme pourra dès lors se réjouir dans la substance devenue lumineuse de la lumière de l’Un. Ainsi, la Solitude, lorsque nous sommes libérés de notre moi de surface, devient une porte sacrée qui ouvre au divin Soleil de la lumière pure où règne l’amour.

Être seul, pour ceux qui sont sur le chemin spirituel, est l’occasion de s’ouvrir à l’ultime réalité, source de notre être. Nous sommes les mille et un visages de l’Être infini! Après une relaxation profonde qui consiste à rendre pour un moment notre mental silencieux, nous découvrons avec émerveillement que c’est Lui qui regarde à travers nos yeux! Le Soleil de la pure conscience perce à travers les nuages du mental et éblouit de sa lumière l’ego qui disparaît dans sa lumineuse Présence. L’individu, sans ego, n’est plus seul, il retrouve sa nature profonde, l’individualité-universelle, un trait d’union s’impose pour montrer l’inséparabilité de ces deux principes (distincts mais reliés). Dans cette équation, seule la fausse personnalité séparative est éliminée. Le vrai individu continue à exister relié à l’universel, l’aspect global de notre être intégral, dont la source est la transcendance, l’Être intemporel. La solitude, libre de l’isolement psychologique de l’ego, devient un foyer où se manifeste la splendeur du réel.

La solitude n’est qu’un passage vers l’Être où la coquille de l’isolement de notre moi est fissurée par la divine présence qui nous libère dans la béatitude des Retrouvailles. Le mystère de la séparation se révèle dans le mouvement même de notre cosmos où l’Un s’est voilé en nous par la Maya des formes afin qu’un jour nous retrouvions lové au tréfonds de nous-mêmes l’Être qui ne nous avait en fait jamais quitté! Comme dirait Jean Klein: ‘le chercheur est le cherché‘! La séparation est en fait l’opportunité d’une plus grande union, d’une joie indélébile qui n’aurait pu être ou aurait été autre chose si nous étions nés en pleine conscience de l’unité d’une union indifférenciée. Se ré-unir en l’Un, c’est s’unir au Tout dans l’extase de chacun.


[1] Voir Le Nouvel Homme, seconde édition, p.197, chap. « La Vie est un Yoga »

Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°126, Décembre 2017, « La solitude »

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