Publié par Dominique Schmidt dans le n°155 de la revue 3ème Millénaire, Printemps 2025, intitulé « Échec ou Réussite ? Les vertus de l’échec»
La Réussite dans l’échec : Éveil à la vraie volonté
Dans toute démarche spirituelle, il est essentiel de bien poser les fondements. La difficulté vient du fait que nous sommes des êtres mentaux et tout notre questionnement procède inévitablement du mental. Ainsi, par le mode de la pensée, nous transformons le réel, l’existence, en Idée. Et nous prenons ensuite, sans nous en apercevoir, nos idées pour le réel. Ce qui explique que beaucoup d’aspirants, qui comprennent les vérités spirituelles sous forme d’idées, ne subissent pas de vraie transformation intérieure. Pour remédier au problème de ramener un ordre supérieur d’être spirituel à notre mode mental inférieur, il nous faut bien comprendre ‘que le mot n’est pas la chose qu’il désigne’ et que le mot compassion, par exemple, n’a pas de compassion. Le mot éveil n’est pas l’éveil et peut d’ailleurs, à force de le répéter sans le mettre en œuvre, nous endormir.
Ceci étant posé, il s’agit de devenir vigilant et de s’évertuer à vivre le mot et pas seulement l’entendre ou le comprendre intellectuellement. C’est vers le Vécu qu’il faut tendre et s’évertuer à être plutôt que mentaliser l’existence. Certes, la compréhension mentale par la pensée est incontournable, mais il nous faut aller au-delà et la surpasser afin d’incarner en fait ce qui ne serait que volatil, propre à notre pensée dualiste.
La Réussite enfante l’Échec et L’Échec la Réussite
Paradoxalement, dans le paroxysme de la réussite on fait l’expérience de l’échec, car en fait l’objet convoité n’est qu’un substitut à un manque. Tant que l’on ne voit pas le subterfuge qui camoufle le manque en succès sur le mode de l’avoir, on est victime de ce transfert. Au summum du succès on perd l’illusion que l’on avait investie dans l’objet. Dans l’agonie ou le désespoir de l’échec on touche l’abîme de nous-même où l’âme se révèle. La conversion spirituelle est le plus souvent causée par cette tension polaire entre ces deux opposés. La réussite devient échec et l’échec nous ouvre à notre profondeur !
La notion de réussite grandit sur la même tige que le manque, et ‘devenir quelqu’un’ cache la peur fondamentale de ‘n’être rien’, qui est, en même temps, et paradoxalement en apparence, le portail qui ouvre sur le tout. Somme toute, le rien et le tout ne seraient-ils pas des termes interchangeables ? Pour rencontrer le Tout, auquel il aspire, le disciple ne doit-il pas accepter de n’être rien ? Mais comme indiqué au début, n’en faisons pas une formule car elle cesserait aussitôt d’être vraie. Or, toute idée, même vraie, quand elle est répétée, devient fausse. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles Krishnamurti changeait régulièrement de terminologie dans son enseignement, car il avait remarqué qu’après un certain temps ses adeptes s’endormaient sur des formules qui les rassuraient. Ne transformons pas ‘N’être rien’ en une idée spirituelle, testons sa valeur réelle en allant jusqu’au bout de notre compréhension ; sans cela, nous serions soumis au paradigme dualiste réussite-échec sans en comprendre le fond.
Il y a deux formes de volonté, la volonté de désir et la volonté de discernement, d’intelligence pure. Il est essentiel de les distinguer, autrement nous risquons de renier toute forme de volonté.
Il est vrai que le désir, source de l’ego, ne survit que par l’illusion d’un investissement surestimé d’un objet convoité, par exemple, la réussite sociale, la renommée, la richesse, le pouvoir. Le mouvement de désir n’est que de l’avidité objectivée dans un objet qui devient l’ego. L’ego, le désir et l’objet sont trois éléments d’un même processus. Sans désir, il n’y a plus d’objet, il y a la vie unifiée à tout ce qui est. Cette prise de conscience peut amener à la mort de l’ego si elle est soutenue par une constante observation du mouvement de ses propres désirs sans l’entremise de la pensée qui arrêterait ce processus de pure observation.
Mais cette vie unifiée, universelle, manifeste dans toutes les formes de la création, n’est pas dénuée de volonté. Une volonté d’intelligence universelle, l’élan vital, gouverne tous les règnes de la Nature et anime toute créature. La volonté du moi sous forme personnelle égotique est une dégénérescence de cette vraie volonté, car elle fonctionne pour elle-même et ne sert que ses propres fins.
« Je me suis réveillé quand j’ai compris que l’important n’est pas de tirer quelque chose de l’existence, mais de donner le plus possible à la vie. » Louis Pauwels, L’Apprentissage de la Sérénité.
C’est ici la volonté personnelle qui opère en solo, déconnectée de l’intelligence du tout, qui est remise en question et revendiquée ; bien qu’elle ait sa place au stade primaire de l’évolution dont la fonction est d’éveiller la conscience de son endormissement ou sa somnolence. Il s’agit plus d’une question de réveil que d’éveil. Se réveiller de soi-même, c’est se libérer de la force impérieuse de la volonté qui nous pousse au beau vent des désirs et nous soumet à leur joug, ce qui nous coupe de la vie universelle.
Cette distinction permet de mieux comprendre la dynamique de la volonté et ainsi, en ce qui concerne la vie spirituelle, de transformer la volonté de désir, propre à l’ego, en volonté de discernement.
Le discernement dont il est question ne provient pas du ‘je’ égotique : c’est par son absence que cette intelligence holistique entre en jeu et fonctionne spontanément dans notre conscience. Tout pivote autour du ‘Je’. Voyons ensemble sous forme de diagramme la position centrale du ‘Je’ tiraillé entre deux réalités qui l’obligent au moment de sa prise de conscience ou de sa crise existentielle à chercher ‘qui il est vraiment’ :
Réalité intemporelle-inconditionnée <– ‘Je’ –> Réalité temporelle-conditionnée
Notre ‘Je’, sans la découverte et le contact de l’intemporalité qui soutient le temps du devenir, est complètement identifié et limité à son organisme et au moment présent du temps conditionné ; il est mû par les impulsions de la nature qui conditionnent sa volonté sous forme de soif d’être et d’avidité. La genèse de la volonté de réussir prend sa source dans cet isolement psychologique qui, par une chaîne de réactions, transforme le ‘Je’ en ogre et se livre à une absorption obsessive des êtres, des choses, des idées et des informations, sans jamais être rassasié. On peut comprendre ainsi pourquoi la réussite et l’échec sont un couple inséparable. En revanche, l’échec vécu en pleine conscience peut être déclencheur d’une nouvelle perception qui nous ouvre à la dimension spirituelle de l’existence. Pour se faire, il nous faut développer la capacité de rester avec l’échec et surtout de ne pas le fuir. Ainsi, l’échec, au lieu de nous détruire, peut devenir un enseignement.
Nous avons mentionné la volonté cosmique, la volonté de l’univers, il nous faut prendre garde à ne pas la voir comme la nôtre un peu plus élargie. Le propre de la pensée qui définit est de tout réduire à son échelle. La volonté universelle est une intelligence globale inatteignable par le mental, mais se révèle en nous lorsque notre pensée devient silencieuse. Lorsque le ‘Je’ temporaire, c’est-à-dire conditionné par le temps et par la nature inférieure des instincts, des désirs, des pulsions, des automatismes, arrête son mouvement vers les choses dans une immobilité silencieuse, la fenêtre ouverte vers le dehors se ferme pour s’ouvrir vers le dedans, jusqu’alors inconnu. Krishnamurti nous dit dans ses Carnets :
« C’est quand la pensée cesse que commence l’essence ».
La naissance de la vie intérieure nous dévoile un tout nouveau monde issu de l’intemporalité, la réalité omniprésente existante en soi. En fait, dans cette expérience d’éveil spirituel, l’extérieur devient aussi intériorité. Ce qui est perçu étant issu de la même essence, l’intériorité et l’extériorité sont confondues : la dualité est dissoute.
La notion de réussite cesse-t-elle avec cette nouvelle naissance où prend-elle une nouvelle signification ? La réussite compétitive renforce le sentiment du moi égotique, mais y-a-t-il une réussite d’une tout autre nature qui apporte une satisfaction intrinsèque, c’est-à-dire qui ne dépend pas des choses, ni de l’approbation d’un tiers ou de la société ?
Dans le diagramme précédent, lorsque le ‘Je’ réalise qu’il fait fausse route et qu’il arrête tout mouvement extrinsèque et, comme dit la parabole de l’enfant prodigue, retourne à la maison du père, il y a fusion dans la réalité omniprésente et anéantissement du moi de la personnalité. Mais la fusion par la désintégration de notre moi et la mort psychologique conséquente, est-ce là la fin du chemin, du parcours, de l’aventure de la vie ? L’échec ou son opposé la réussite dans la vie normale, conditionné par des valeurs partielles ou fausses, ne serait-il pas l’opportunité d’une connaissance de soi, les prémisses d’une réussite d’un tout autre ordre ?
Des cendres de l’ego un nouveau ‘Je’ ne renaîtrait-il pas ? devenant portail des deux mondes, des deux réalités qui étaient opposées dans le mental et deviennent apposées par le discernement holistique ?
En plongeant dans la Source intemporelle, le ‘Je’ se régénère pour reprendre de nouveau sa marche dans le monde temporel, mais son succès dépend de sa participation active. Ainsi, dans cette nouvelle perception de la vie, qui consiste à mener à bien le potentiel que recèle notre nature, toutes les parties de notre être doivent être activées, puis remodelées. Notre corps, nos émotions, notre mental, que la nature a développés successivement, qui étaient passifs et endormis dans l’état égotique, doivent être repris en main et réactivés, harmonisés et alignés afin que la réalité supérieure, la conscience spirituelle, puisse descendre et nous aider à les transformer. En revanche, si notre ‘Je’, en tant qu’individu, est dissous dans la croyance qu’il n’existe pas ou qu’il n’est qu’une illusion, il ne peut y avoir, à proprement parler, de transformation de notre nature, des trois centres qui nous constituent.
Il n’est plus question ici de la réussite de l’ego dans des valeurs illusoires dans un monde précaire qui l’amène éventuellement à l’échec, comme Sisyphe avec ses efforts récurrents, mais de la réussite spirituelle dans le sens du bon fonctionnement de toutes les parties de notre nature afin que le vrai potentiel d’essence divine prenne forme et transforme notre monde chaotique en un monde d’amour, de beauté et de créativité. Cette réussite consiste à ne se comparer à personne et ne se conformer qu’à l’instinct divin que la nature a implanté sous forme de germe, de potentiel, en nous et qu’il nous revient chaque jour d’épanouir davantage.
Cette volonté du Bien, du Beau, du Vrai, émane de l’Absolu et préexiste dans notre être pour nous inciter à leur donner forme sur terre. Nous sommes en fait les matériaux d’un monde en construction, nous ennoblir, c’est l’ennoblir ! La réussite, en ce sens, consiste à se reprendre en main et tel un sculpteur mouler sa propre forme, au début informe, en la perfection divine préexistante en nous en tant qu’archétype et que nous devons éveiller et traduire dans la vie de tous les jours.
Sri Aurobindo nous a révélé que la volonté de la Nature universelle (Chit-Shakti : Conscience-Force) est de mettre en place les éléments de la création qui devront ensuite d’eux-mêmes, par leur propre volonté, s’éveiller à leur destinée divine. Ainsi, l’échec est implicite et inévitable dans l’épanouissement personnel séparé de la vie du tout de la conscience unifiée. Ce qui explique la chute des civilisations, des partis politiques, de toutes les formes d’existence qui s’affirment aux dépens des autres. Dans l’alignement de sa propre volonté à la Volonté universelle la vraie action en accord avec la vie du tout s’articule et fonctionne au diapason des desseins du Divin. La réussite consiste à découvrir cet ordre en nous-même par la connaissance qui permet d’établir une relation directe avec la réalité supérieure.
Nous avons abordé la question de la Réussite versus l’Échec dans une vision métaphysique de l’existence. Sur le plan terre-à-terre, pragmatique, la réussite et l’échec ont une fonction positive dans la construction de l’ego, en tant que formations nécessaires et préalables au saut dans le réel et la découverte du Spirituel. Nous élancer prématurément dans la voie spirituelle sans avoir développé une base solide dans notre ego, qui comprend une saine raison, une volonté pas facilement influençable, des émotions altruistes, risque de nous perdre dans toutes sortes de notions spirituelles illusoires.
Bien que sur un plan supérieur d’être, tout ce qui va être avancé est faux, sur le plan actuel de notre existence relative à notre ego la réussite a une valeur positive et l’échec est un puissant vecteur de transformation. Quelles que soient les professions, les occupations nécessaires pour vivre dans une société, l’individu, pour réussir dans son entreprise devra développer toutes sortes de qualités, comme par exemple, la persévérance, l’endurance, la concentration, le sacrifice des petits plaisirs, le don de soi pour donner tout son temps à sa besogne. Un employé qui ambitionne de devenir patron devra sacrifier bien des heures pour être à la hauteur de son ambition. Vous me direz qu’il fait tout cela pour glorifier son ego. Peut-être, car il existe d’autres mobiles propres à la complexité de chacun, mais il n’en reste pas moins qu’il doit développer ces qualités s’il veut parvenir à mener à terme son idéal et réussir.
Jour après jour, année après année, après des décennies d’efforts pour réaliser son idéal, l’individu accompli remet en cause son existence et ne désire plus ce qu’il a désiré avec tant d’ardeur. Il subit une dépression, une crise existentielle où il sent qu’il perd sa vie en la gagnant et s’aperçoit qu’en fait la réussite de sa vie n’est à vrai dire qu’un échec. Il perd toute raison d’être jusqu’au jour où une nouvelle fenêtre s’ouvre et où il découvre la signification profonde de l’existence. Il meurt à son passé et fait l’expérience d’une nouvelle naissance.
Cette anecdote montre qu’en fait les deux aspects, réussite et échec, sont liés et nécessaires à la dynamique de la construction de notre ego et à une prise de conscience plus approfondie de nous-même et de la vie (rien n’est pire qu’un ego faible qui s’embarque dans la voie spirituelle). Sans les qualités développées dans ce périple du devenir, l’homme est par nature un être d’inertie, faible, sujet à ses émotions, ses humeurs, sans autonomie, petit d’esprit, mû par ses désirs et guère armé pour l’avènement spirituel qui demande en plus des qualités personnelles bien d’autres vertus d’un autre ordre, plus importantes. Certes, l’ego meurt, la personnalité préfabriquée cesse, mais les qualités de courage, de sacrifice, etc. continuent en tant qu’essence ou énergie d’être et deviennent l’humus du nouveau ‘Je’ nécessaire dans le déploiement spirituel.
La réussite et l’échec dans le monde contingent sont les présages de la réussite dans le cheminement spirituel pour vivre sans peur dans l’aventure du réel, plus en tant qu’ego mais en tant qu’esprit incarné dans un corps lumineux. C’est la naissance de l’être universel !
L’Échec Créatif
L’artiste qui a une vision du beau s’évertue à la faire transparaître dans ses œuvres et, à l’instar de Renoir qui, à la fin de sa vie, déclara, après avoir peint ses merveilleuses toiles, qu’il commençait seulement à apprendre à peindre, l’artiste authentique n’est jamais complètement satisfait. Il ressent un sentiment d’échec de ne pas réussir à exprimer cette belle lumière qui donne sa beauté indicible au tableau. À chaque échec, il renouvelle son effort, encore et encore, pour capter cette ineffable beauté. L’échec en ce sens est un mouvement vers la perfection qui recule quand on s’en approche. Cependant, dans cette dialectique de l’échec, pourrait-on dire, chaque échec est aussi un progrès vers le dénouement qu’est la perfection.
‘Meurs et Deviens’ est l’éternel adage de la sagesse : il nous faut mourir de nos échecs et de nos réussites pour être à toujours tel un nouveau-né dans l’apprenti-sage qu’est la vie.
Par-delà l’Échec et la Réussite
« Voilà, Monsieur, comment je suis. Je voudrais secouer ceux qui dorment d’un profond sommeil. Suis-je heureuse ? malheureuse ? Je suis au-dessus. Comment vous dire ? Je ressens de la reconnaissance et de la dilatation. J’éprouve une ivresse lucide. L’ivresse d’être et de participer de l’immensité. » Louis Pauwels
Lorsque l’on découvre la vraie Vie, on n’est plus concerné par son bonheur personnel, la pensée de réussite ou d’échec n’existe plus. Le ‘Je’ a trouvé sa position universelle, il ne vit plus pour lui-même.
En conclusion, le plaisir et le désir sont le mouvement même de la vie qui anime toutes choses, toutes vies. Le désir limité à un objet devient l’ego. C’est dans cette relation du sujet et de l’objet que la réussite et son frère l’échec coexistent. Une fois libéré de l’objet, l’ego est dissous. C’est à ce moment-là que l’alchimie spirituelle transforme le désir exclusif en Amour. Sans l’attachement à un objet, l’ego est réintégré dans la vie universelle et se transforme en pur amour. Il devient l’expression de l’immensité de l’être. Une autre vie prend forme sur laquelle rien ne peut être dit, car elle appartient à un autre registre d’être. Le monde du connu – les mots et les définitions – est désintégré dans l’existence sans frontières de l’Inconnu. L’avoir (réussite-échec) est enfin englouti dans l’Être. La volonté de désir tourné vers soi-même meurt et est transformée en volonté d’amour rayonnant sur tout ce qui est.
Publié par Dominique Schmidt dans le n°155 de la revue 3ème Millénaire, Printemps 2025, intitulé « Échec ou Réussite ? Les vertus de l’échec»