Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°140, Juin 2021, « Au coeur du Mystère d’Être »

Le défi que le Mystère nous lance


« Pendant plusieurs nuits, on touchait actuellement la source de l’énergie de toutes choses. C’était une sensation extraordinaire ; pas du mental ou du cerveau, mais de la source elle-même. Il y avait le sentiment que rien n’existait, excepté “cela”. Le mental, le cerveau, ne fonctionnaient plus – seule, la source opérait. “Cela” est au-delà de toute expérience, de toute connaissance, totalement au-delà de tous les efforts humains. Le cerveau, qui est libre de toute expérience, n’est plus dans le champ du temps, il devient ainsi au commencement de toutes choses. Le mental qui est libre de toute expérience est comme un vaisseau, il peut recevoir “cela”. »

Krishnamurti, (cf. Dominique Schmidt, le Mystère autour de Krishnamurti, p. 62)



Le mystère est l’énigme de la vie, de notre vie, que le sphinx nous donne à résoudre et qui nous lance sur la Voie de l’aventure de la conscience où l’être et l’infini se trouvent cachés par l’ombre de notre ego.

Mais avant d’entrer dans cette extraordinaire aventure qu’est la vie, le cerveau doit subir une transformation et se libérer des conditionnements millénaires qui le suffoquent : « Le cerveau libre de toute expérience n’est plus dans le champ du temps ». L’ego ravale toute la splendeur de la vie dans son savoir et remplit son existence de choses et d’informations inutiles qui lui font perdre dans son quotidien tout contact authentique avec le réel manifesté dans la fraicheur de l’éternel présent inconditionné.

Le Mystère de l’Être restera toujours un mystère : la beauté définie n’en est pas moins mystérieuse, la joie expliquée n’explique rien. L’ego tue le réel en voulant l‘organiser. Il veut tout définir et prend le cadre de ses connaissances pour la réalité. L’ego désire avant tout se rassurer, il recherche la sécurité même dans le spirituel. C’est ainsi qu’il devient l’ego spirituel cloué dans ses idées, dans son idéologie. Mais la vie qui s’écoule ne peut pas être systématisée et réduite par le carcan des connaissances : le bonheur est d’être tout entier dans l`aventure de l’Inconnu, dans le vivant de la vie inédite par-delà les frontières du défini. On ne peut vraiment connaître que ce que l’on vit. Mais vivons-nous quand les mots envahissent la réalité, quand nos projections verbales tuent tout contact direct : « Ah, vous êtes Italienne, écologue, vous avez 40 ans, vous êtes végétarienne » ? Le mystère de l’être qui gît en chacun de nous et demande à être réveillé est banalisé dans ce bavardage incessant I C’est dans le courant de l’Êtreté indivisé à tout ce qui est et pas dans le retrait de la pensée observatrice que la vie se connaît directement, dans un mode de savoir purement intuitif illuminé par la Source Intemporelle, qui n’est pas transformé en connaissances. Ce n’est pas que le mode réflectif de la pensée n’ait pas de place, mais dans la perception spirituelle directe, il devient secondaire. Un voyageur collé à sa carte et à son guide touristique ne voyage plus, il ne vit que ce qui est dicté par ces supports : la vraie vie lui échappe !

Le passage de Krishnamurti cité plus haut nous dépeint une réalité complexe dans le sens que le mystère qui y est caché doit être déchiffré par chacun de nous. Sans le Contact avec la Source intemporelle, dont l’énergie cosmique et tout ce qui existe sont l’expression temporelle, l’individu, limité par son mental, sa pensée relative conditionnée, est acculé dans une impasse psychologique. A moins de nous ouvrir à Cela, la dimension spirituelle inconditionnée de notre être, il n’y a aucune solution durable à tous nos maux. Au lieu d’être actif et affirmatif en projetant sa pensée sur le réel, le mental doit apprendre à être réceptif, à l’écoute, afin d’entrer en communion avec “Cela”, la réalité indicible qui sous-tend la création. Il devient ensuite un “véhicule” d’expression des vérités vivantes du réel. Cette écoute inconditionnelle, sans réserve, est le début de la Voie au cœur même de l’Être, s’abreuvant directement de la source, dans un cheminement sans fin, “la grande aventure initiatique”, toujours connectée à une suprême unité où l’individu, le monde et l’Intemporel fonctionnent sans hiatus, en parfaite harmonie. Le cerveau qui a évolué et a été conditionné dans le temps doit se vider de son contenu psychologique afin de “se reconnecter” à l’Être pur, la source infinie de notre être. Le processus de la pensée qui préserve le moi dans la continuité du temps s’est arrêté. L’ego étriqué connaît un nouveau début, il ouvre ses frontières à la vie universelle. « Il devient ainsi au commencement de toutes choses. »

Le mental est par nature objectivant, c’est-à-dire qu’il perçoit les choses comme si elles existaient à l’extérieur. Le monde est divisé en deux : un sujet (le moi fixé dans une identité) et les objets (qui peuplent le monde et semblent à l’extérieur de ce moi). L`ego s’est formé dans cette opposition et c’est pourquoi il vit dans l’antagonisme des contraires, mais la vérité des choses est bien autre, elle ne souffre aucune scission. La Voie intérieure commence quand l’ego, la pensée cérébrale conditionnée et le monde de sa fabrication sont entièrement remis en cause. C’est dans l’agonie de l’ego acculé que l’aspiration vers la vérité, l’harmonie, la sérénité, la vie universelle s’éveille.

L’ego s’évertue à obtenir le bonheur dans les choses, dans les relations amoureuses, le mariage, les possessions, l’argent, la propriété, la réussite sociale, être quelqu’un, etc., ce qui accapare à vrai dire presque la totalité de son existence. Malgré son succès dans le monde, lorsqu’il atteint une certaine maturité, il ressent comme un malaise intérieur. Un manque fondamental qu’il n’arrive pas à expliquer tourmente son coeur. Préoccupé de lui-même il ne voit pas que cet état de mécontentement est général, que l’insatisfaction est collective et que chacun souffre “inconsciemment” de la même chose : d’être aliéné de ses racines spirituelles. Le manque que l`ego essaie de combler avec les choses cache le véritable manque : celui d’être coupé de son origine divine. En fait, sans le savoir, l’individu est en proie à une “insatisfaction d’origine divine”. Ce désarroi total où il semble ne pas y avoir d’issue l’éveille au mystère de l’existence : « Ne suis-je qu’un nom, une nationalité, un compte en banque ? » « Y-a-t-il “autre” chose que cette vaine poursuite ? ›> C’est à ce moment, quand l’ego ne vit plus dans les cadres de la sécurité du connu, que le mystère de l’être se dévoile. Devenue vulnérable, transparente, vide de contenu psychologique, la conscience éveillée passive et sans choix entend “un appel » indicible qui provient de la profondeur mystérieuse de l’âme et la met sur la Voie. Le devenir fermé de l’ego laisse place à la Voie dynamique et créative : “la vie libérée”.

Mais qu’est-ce que la Voie ? Elle semble implicitement liée au mystère de l’Être, c`est-à-dire inséparable de son essence. Elle est là pour le révéler dans des formes toujours renouvelées. La graine enfouie sous terre qui devient un arbre majestueux, le jeu mystérieusement magique de l’essence et des formes naissantes, c’est le miracle de l’existence inaperçu par nos yeux blasés. L’ego est le point de transition entre l’être conditionné dans le temps et l’espace et l’Être inconditionné intemporel. La Voie réconcilié ces deux états en apparence opposés et fait découvrir à l’ego aliéné sa source infinie intemporelle. La Voie est ce qui facilite ce passage, cette transition : la dissolution d’un moi bloqué dans un cadre objectif à la liberté d’être sans cadre. Mais la Voie est bien plus que cela : l`ego est certes dissous, mais la vraie individualité prend sa place. Le temps de l’ego est certes fini, mais pas le temps créatif de la vraie individualité qui prend sa source dans l`intemporel. Essentiellement la Voie est le début de la vie intérieure quand la vie extérieure a perdu toute fascination. C’est à partir de là que commence le cheminement vers, dans et par l`Être, qui paradoxalement nous dévoile progressivement ses mystères dans sa magie infiniment créatrice. La Voie traduit ce qui est en germe, en potentiel, dans l’intemporel non-manifesté pour le réaliser dans notre monde manifesté dans des formes qui le révèlent de plus en plus dans sa richesse infinie.

Cette mystérieuse Voie est aussi difficile à suivre que complexe. L’ego étant millénaire ne disparaît pas si facilement. A tout moment, après un “éveil” partiel où la lumière de l’Être a illuminé un instant notre conscience, il peut y avoir rechute dans les vieux schémas. La Voie, il a été dit avec pertinence, c’est comme marcher sur une lame de rasoir. Une vigilance constante est nécessaire dans une connaissance de soi et du monde qui va en s`approfondissant. Le danger, c’est la complaisance, c’est se fixer dans une expérience d’éveil et en faire un absolu. L’ego dans sa recherche veut “aboutir” et ce besoin inné explique les idéologies et le sectarisme. En revanche, la Voie est la transformation perpétuelle, la régénération de la vie individuelle par la grande Vie universelle, le Tao, dans une marche sans fin dont le Soi est la cible.

Nous sommes bien plus que notre corps-mental qui a évolué dans les vicissitudes du temps d’où résulte l’ego. Derrière, selon les termes de Sri Aurobindo, se cache notre Être essentiel qui est le lien entre le transcendant, l’universel et l’individuel. C’est-à-dire que l’être essentiel a aussi son individualité reliée à la fois à l’Être intemporel et à la vie universelle. Cette individualité n’est pas comme l’ego un produit de la Nature et du temps, elle est une parcelle du Divin transcendant manifestée dans notre nature profonde en tant qu’essence d’âme non individualisée, c’est-à-dire pas encore actualisée en son potentiel et sa forme divine. La Voie commence par un désencombrement de notre organisme psychosomatique. L’éveil à cet Être essentiel est la fin de l’ego et le début d’une vie authentique en harmonie avec le Tout, indissociable de la vie du Tout. C`est dans la maturation de cet être nouveau que la Voie s’affirme. L’état de Nirvâna, la paix de l’âme, n’est qu’une étape et non une fin, il est précurseur d’un nouveau début qui n’a pas de finalité car nous sommes maintenant sur la Voie, la marche créatrice de l’Infini. La Voie intégrale est la réalisation de l’intemporel dans le temporel, de l’infini dans le fini. Le monde renaît dans un épanouissement sans fin dont la Voie est l’ouverture et le passage créateur.

Dans cette aventure de la transformation de la conscience, la connaissance de soi est le tournant décisif. Le problème vient du fait que notre instrument d’investigation, la pensée, n’est pas adéquate pour mener à bien cette exploration car elle résulte de la dualité. Notre pensée ne comprend que ce qui est objectif : elle ne croit qu’à ce qu’elle voit ou peut toucher. Même lorsque l’ego cherche à se connaître lui-même en tant que sujet il procède par définitions et devient ainsi à son insu objet de sa propre pensée. En plus de cette difficulté la pensée dépend de notre maturité psychologique. L’ego primaire assujetti aux appétits de son être vital pense par le ventre, l’ego civilisé qui a refoulé ses impulsions vitales pense par la tête, l’ego en pleine maturité pense par le coeur. Ainsi la perception de la pensée est conditionnée selon le centre d’où elle émane. Elle est pré-rationnelle dans l’ego primaire, rationnelle dans l’ego civilisé, intuitive quand il atteint sa maturité et spirituelle quand il rencontre l’Être. La connaissance de soi au seul niveau psychosomatique est donc limitée, elle peut apporter un équilibre précaire dans l’adaptation à une société nécessairement déséquilibrée car elle reflète la vie des ego divisés. La psychologie ne libère pas l’ego mais l’adapte. Il reste une entité entièrement indépendante qui devient un observateur informé, mais non pas transformé. La dualité n’est pas guérie.

La Voie initiatique nous éveille à la vraie signification de l’existence psychosomatique de notre corps-mental. La découverte de l’Être essentiel non seulement nous libère de l’ego, mais nous ouvre à la dimension cosmique (la Grande Nature) qui devient consciente en nous-mêmes directement par l’unité présente en toutes choses. Cette découverte révolutionne notre existence et notre perception des choses. Nous réalisons que les atomes qui constituent notre corps sont indivisibles de la Matière universelle, que notre vie, que l’ego essaie de satisfaire en solo, est reliée sans hiatus à la Vie universelle, que notre pensée séparative résulte du Mental cosmique. Cette connaissance élargie de nature cosmique libère en une seconde les névroses inhérentes au corps-mental séparé de ses origines. Les années passées dans le cabinet du psychiatre se volatilisent par cette prise de conscience. C’est l’ouverture au réel. Évidemment cette nouvelle connaissance de soi devra être affirmée et affinée par la Voie initiatique. La Voie est la mutation qui procède par la mort psychologique, l’éveil de la vraie Personne en nous, de la contexture de l’Être pur, de l’Être universel et de l’Être psychique, la vraie individualité éternelle de Sri Aurobindo.

Vivre le mystère d’être va bien au-delà de la pensée, c’est avoir la capacité d’entrer dans le vivant de la vie comme un joueur de flamenco s’enflamme quand la magie des sons improvisés l’emporte dans un crescendo sans fin. La pensée analytique retarde ce mouvement spontané qui ne laisse place à aucune dualité, aucune séparation, entre l’acte de pensée et l’action immédiate. Sans le Mystère à jamais mystérieux, sans l’envoûtement de sa magie créatrice tissée d’amour, de joie et d’aventure, il ne nous reste que la platitude de l’ego dont la vision s’éteint dans le connu, la routine, le quotidien sans âme.



« La possibilité d’un déploiement du Divin dans l’individu est le secret de l’énigme. »

Sri Aurobindo



Nous entrons au cœur du mystère. La compréhension que nous avons atteinte ensemble nous amène à un paradoxe, l’énigme du « Connais-toi toi-même » ne peut être déchiffrée par notre seule volonté. Un “autre” facteur, une Force transcendante, que Krishnamurti appelle l’“Autreté” et Sri Aurobindo le “Supramental”, le plan de conscience-de-vérité au-delà du mental, semble nécessaire. C’est par une action directe de la force divine sur notre nature humaine que le mystère de l’être en nous-même nous dévoile toute son étendue. Nos efforts, absolument nécessaires pour affiner notre entendement, arrivent au Vedanta, “à la fin de la connaissance” : le fini se dissout, mais mystérieusement il renaît de ses propres cendres dans la gloire de l’Homme Nouveau dont le Tao est la lumière.

Comprendre notre nature psychosomatique (corps-vital-mental), sa fabrication complexe nouée ensemble par l’Inconscience première et l’Ignorance, suivie de sa purification et sa transformation, est essentiel avant de pouvoir contempler la possibilité d’une vie spirituelle authentique. Néanmoins ne nous attarder qu’à cette étude sans nous ouvrir inconditionnellement à la dimension spirituelle nous laisse liés à nous- mêmes : c’est une lumière sans feu intérieur ! une vie de surface sans profondeur !



« Dans son essence, la spiritualité est l’éveil à la réalité intérieure de notre être, à l’esprit, au moi, à l’âme qui est autre que notre mental, notre vie et notre corps ; c’est une aspiration intérieure pour connaître, sentir, être Cela, pour entrer en contact avec la Réalité plus vaste qui dépasse l’univers et le pénètre, et qui demeure également en notre être ; c’est une aspiration pour entrer en communion avec cette Réalité et pour s’unir à elle, et, comme résultat de l’aspiration, du contact et de l’union, c’est un renversement, une conversion, une transformation de tout l’être, une croissance ou un éveil dans un nouveau devenir ou un nouvel être, un nouveau moi, une nouvelle nature. »

Sri Aurobindo, La vie divine



Le mystère se révèle dans sa plénitude dans la connaissance de soi intégrale lorsque notre moi profond spirituel émerge et que notre ego est enfin dissous.


Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°140, Juin 2021, « Au coeur du Mystère d’Être »

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