Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°128, Juin 2018, « Du « bazar spirituel » à la connaissance de soi »
La Vie est le Gourou
Au début de notre recherche intérieure, nous nous attachons à un maître spirituel, un yoga, un système de techniques, de méthodes de bien-être. Mais après un certain temps, il est, à mon avis, essentiel d’abandonner toutes ces images afin d’entrer en contact direct avec le Réel sans l’intermédiaire de la pensée, car l’image est une idée fixe, un voile du mental, le plus grand obstacle à la perception directe de la vie en perpétuelle transformation. Généralement, les mobiles inconscients de l’attachement à un gourou (un peu comme celui d’un enfant envers sa mère) ou à une méthode sont un sentiment d’insécurité, le besoin d’approbation et de direction. Or, un jour, il nous faut couper le cordon afin d’apprendre directement de la Vie. Sinon, nous risquons de ne devenir que de bons écoliers de la spiritualité qui suivent à la lettre un enseignement sans jamais vraiment toucher à l’Essence qui, plutôt qu’un savoir, est en fait un état d’être à vivre.
Pendant longtemps, c’est l’ego, le moi, la personnalité, qui ‘pratique’ la spiritualité. Il entre dans le monde spirituel de la même façon qu’il ré-agissait dans le monde matériel. Un changement d’activités s’élabore : l’homme d’affaires quitte son costume et prend la robe orange. Son nouveau cadre exotique, pour un temps, le soulage de son moi conflictuel coutumier, mais comme ce n’est que la forme et non la racine de l’ego qui est changée, le moi toujours présent s’habitue à cette nouvelle façon d’être. Il poursuit la ‘nouveauté’ où il s’oublie : il passe du yoga chaud au yoga glacé [1]. Ensuite, inévitablement, il rencontre désillusion et lassitude ; s’ensuit un retour à lui-même, au conflit inhérent à sa nature. Tous les stages en vogue l’aspireront et il adhérera à travers son existence à toutes les modalités d’être alternatives sans que le moi soit vraiment remis en cause, puisque l’ego, ayant vécu des millénaires dans une identité fixe, la personnalité, ne se laisse pas facilement désarçonner. L’idée de mourir à son moi est séduisante mais l’ego est convaincu qu’il va enfin réussir dans cette aventure spirituelle. L’image du sage en nous-même, illuminé, sera la dernière image à détruire avant de franchir le seuil de l’Être pur et indivisé.
L’ego, le mental et la pensée comme outils de recherche nous maintiennent dans la dualité dont nous essayons vainement de sortir. Un gourou nous dit que le monde phénoménal est une illusion ou que le temps est une création du mental et comme nous n’avons pas appris à discerner par nous-mêmes, nous acceptons cette affirmation (qu’elle soit vraie ou non) comme une vérité infaillible. Cette compréhension, purement intellectuelle, nous empêche de Voir directement par nous-mêmes le monde phénoménal et d’explorer le mental dans toutes ses facettes en pensant l’avoir déjà dépassé. L’intellect est un mouvement du mental, donc conditionné, qu’il nous faut distinguer du discernement qui le transcende et fonctionne dans le mental, qui est intelligence pure et inconditionnée. Nous vivons dans un monde inexistant en nous flattant d’être dans l’Être et devenons des prêcheurs de la vérité non-dualiste tout en étant, à notre insu, baignés dans la dualité que nous refusons de voir. L’ego entretient toute sortes d’illusions envers lui-même et même quand il décide de se supprimer, il reste sournoisement présent ! La pseudo-spiritualité est un prétexte inconscient pour ne pas éliminer la personnalité qui souhaite, positivement ou négativement, en s’affirmant ou se déniant, perdurer dans le labyrinthe des devenirs.
L’homme moderne, comme la société qui le reflète, est en crise. Mais ne l’a-t-il pas toujours été ? En effet, le conflit est inhérent à sa nature. Cette nature est complexe, composée d’une essence divine d’une part et de l’autre d’une existence phénoménale dans un organisme hétérogène de corps, de vie, d’émotion et de pensée. Il est d’un côté fermé sur lui-même défensivement pour se protéger et en même temps ouvert à l’extérieur pour sa subsistance. Tous ces différents aspects de sa nature existentielle sont autant d’entités contradictoires avec lui-même et les autres. La nature phénoménale dont il est une expression éphémère, périssable dans l’impermanence de tout ce dont ses sens témoignent, l’angoisse et le plonge dans une incertitude réactionnelle qui le pousse dans toutes sortes d’impasses, matérielles comme soi-disant spirituelles. Conduit par la force de son ignorance fondamentale et par sa nature phénoménale, à tout essayer, après bien des expériences qui le font mûrir, il s’éveille finalement à la recherche sacrée tout en portant pendant longtemps l’empreinte de son ego. Tant que le contact avec l’essence de notre être et de tout être n’est pas réalisé, le papillonnage sur le marché de la spiritualité est presque inévitable. Nous stagnons dans une fausse intériorité qui n’est que la couche superficielle de l’extériorité inversée. L’homme moderne recherche la profondeur à la surface des vagues dans l’océan de l’Être qui lui échappe : croyant découvrir la vérité, il ne perçoit pourtant que l’écume.
Lorsque notre conscience est saturée de cette vie de surface, elle entre en conflit avec cette existence superficielle basée purement sur le plaisir et les relations d’usage. C’est à ce point critique de tension psychologique aiguë qu’émerge la vraie question : ‘Qui-suis-je’ ? Cette question décisive nous met sur les rails d’une connaissance de soi authentique. En fait, la question n’est pas posée par l’ego : elle advient d’elle-même à la jonction de notre être phénoménal, qui a été éprouvé, et de notre essence divine, là où réside l’Être infini. Nous sommes dès lors dans l’axe de la vraie connaissance. Si c’est l’ego qui entreprend la connaissance de soi, cette recherche aboutira inévitablement à un cul de sac. C’est quand le chercheur dépasse le besoin des expériences qu’il disparaît avec elles.
L’orgueil, propre à l’ego, couplé à une ignorance fondamentale, induit le chercheur qui se lance dans l’aventure spirituelle, soit à exalter sa personne dans la recherche de l’extase et la fuite de soi-même, soit à la nier, soit encore à s’immerger sans vraiment y réfléchir dans la connaissance de l’Un. Le vagabondage à la quête des différentes pratiques ou, à l’inverse, l’engagement inconditionnel envers un système de pensée empêchent le chercheur de trouver l’équilibre subtil qui dépasse les extrêmes et fait place au discernement créatif. Ce que la plupart d’entre nous recherchons dans la spiritualité est un bien-être continu, la sécurité dans un monde où il n’y en a pas. L’homme s’engage dans la voie spirituelle de la même manière qu’il vivait dans le monde. Déçu de l’un, il va vers l’autre sans s’apercevoir qu’il emporte avec lui les mêmes matériaux psychologiques égocentriques sous un nouveau déguisement et un nouveau jargon qui lui donnent l’illusion d’être transformé.
La prise de conscience que tous les mouvements de notre être, de l’ego, sont fondamentalement faux est le premier pas crucial vers la transformation de la conscience. L’ego qui par exemple prend conscience que lorsqu’il médite, il ne projette que lui-même sur l’écran de la réalité, interrompt sa méditation. Cet arrêt des projections rend l’observateur silencieux et l’observé de sa fabrication s’éteint avec lui. Une fois libre de l’ego, de l’observateur-l’observé, la conscience entre en rapport direct avec le réel et c’est là qu’une vraie connaissance de soi, du monde, de l’univers, qui ne sont que les différents aspects d’un même être, se déploie. De ce silence advient la vraie méditation. En fait, comme le dit si bien Krishnamurti, ce n’est plus nous qui méditons mais l’univers en nous qui médite. Il y a recherche sans le chercheur, sans l’entité séparatrice. Ce silence est un état d’attention pure, sans choix, vibrant de l’énergie universelle, à l’écoute chaleureuse et aimante de tout ce qui est.
L’authentique connaissance de soi n’est plus ancrée dans un moi qui observe mais s’effectue dans une pure attention où le mental devenu silencieux est enfin libéré de tout le contenu psychologique qui l’enchaînait sans fin dans le Samsara du faux devenir. Le mental, libre de l’observateur-l’observé, vide du passé et des conditionnements, peut maintenant dans l’innocence de sa pureté refléter les vérités du réel.
La nature humaine étant double, composée d’un aspect transcendant qui sous-tend une nature phénoménale multiple, il est évident qu’il n’y a pas de solutions aussi simples que notre mental même le plus élargi aimerait le croire. Le sectarisme est inhérent à la raison qui, pour affirmer une position, rejette systématiquement les autres. Les conflits sous toutes leurs formes, religieux, politiques, économiques, psychologiques, en sont la preuve vivante. Même dans la sphère des sages qui respirent l’air le plus éthéré, le danger de dogmatisme n’est pas exclu : certains affirment que seule la transcendance est réelle, le cosmos et l’individu étant des illusions ; d’autres soutiennent que seul le cosmos est réel, l’individu n’étant qu’un épiphénomène de la matière, ou bien que l’individu est la clé, la vérité absolue, alors que le cosmos n’est qu’un champ qui sert à son évolution.
La condition humaine est complexe et le chercheur sérieux doit longtemps garder son jugement en suspens tout en conservant un discernement ferme mais ouvert, afin de devenir aussi souple et aussi riche que la nature, qui nous offre le spectacle d’une diversité étonnante d’expressions. Si justement le dessein de la Nature est l’enrichissement à l’infini de notre propre nature et d’une manière unique en chacun de nous, la tendance contemporaine à la profusion des stages ne répondrait-elle pas à un des mouvements de son devenir au sein de l’Être ? Nos querelles préférentielles devraient alors laisser place à la joie de l’unicité. L’ascète, par exemple, qui pense que le renoncement, le dépouillement, sont la voie directe d’accès à la réalité et regarde avec condescendance ceux qui vivent dans la joie de l’expression n’est pas plus établi dans la vérité que ceux qui détournent leur regard de l’homme en haillons et glorifient la matière. Pendant un temps, l’expérience de ces deux extrêmes est nécessaire pour le développement intégral de notre nature : l’ascète apprend la simplicité, la résistance au plaisir qui détruit bien des existences, et l’hédoniste apprend à voir la valeur de chaque chose et à apprécier le plaisir à sa juste mesure. Chaque être est unique dans sa configuration et sa relation au corps, à la vie, aux émotions, au mental, à l’âme, et, par conséquent, chaque être construit son existence selon sa nature propre qui attire à elle tous les matériaux qui lui conviennent : relations, amitiés, croyances, etc. De plus, l’individu dans son aspect communautaire sera attiré par toutes sortes de groupements qui correspondent à un noyau de pensée. Dans toutes les métamorphoses dont l’homme est sujet, il nous faut voir la main de la nature qui tire les rênes à travers l’éternité du temps dans le champ créatif de son devenir dont un jour nous deviendrons co-opérateurs, une fois que notre intelligence aura pénétré ses arcanes. Tout ce que l’homme endure dans son ignorance n’est pas vain, même ses faux pas ne sont pas des pas perdus : ils sont une préparation à l’enrichissement du centre de notre être, qui, un jour, sera tellement lumineux que l’occupant, l’ego, se volatilisera dans la pureté de l’Être.
C’est la sincérité qui est l’axe de la connaissance de soi, car même dans notre ignorance et nos faux pas, au moment opportun, la leçon à apprendre fleurit d’elle-même. Si nous manquons de sincérité et qu’un mobile égoïste, comme le pouvoir, la vanité, l’orgueil de la connaissance, nous mène, nous souffrons de cet éloignement et cette souffrance devient notre gourou. Positivement ou négativement nous sommes amenés un jour au seuil de la vraie connaissance de soi. Chacun, selon sa nature et ses possibilités présentes, mûrit à sa façon. N’interférons pas dans le principe d’un autre, laissons la sagesse de la nature faire cette besogne : la Vie est le gourou. Si nous sommes sincères, chaque stage sérieux peut contribuer à développer de nouveaux centres cellulaires dans notre cerveau et devenir une aide à l’accomplissement de la vie universelle. Ainsi considérés, les stages authentiques peuvent contribuer dans leur diversité à aider l’ego à lâcher prise et s’ouvrir à la riche palette des possibilités inhérentes à notre corps, nos émotions, notre mental et notre âme. La danse, le chant, les mantras, le yoga, la méditation, etc., sont tous des outils pour notre transformation et la vie créative dans la manifestation. En fait, toute besogne, même la plus humble, comme passer un coup de balai, si elle est faite avec grâce, présence et révérence à la vie devient un facteur de régénération. Par contre, si c’est le gain, la vanité, la compétition, la fierté de faire mieux que son prochain (comme d’exhiber une plus belle posture de yoga) dominent, c’est toujours l’ego qui s’affirme dans ses ambitions. Aucun stage pratiqué dans cet esprit ne peut altérer l’égoïsme viscéral de l’homme.
Derrière la panoplie des stages, il y a l’authenticité et la valeur de ceux qui les dirigent, car c’est à eux que revient la responsabilité de ce qu’ils professent. Parmi les gourous en vogue qui proposent des stages, il y a des charlatans qui profitent de la fragilité des individus vulnérables pour faire un commerce de la spiritualité ; il y a ceux aussi qui s’engagent dans cette voie d’enseignement avec sincérité mais n’ont pas atteint une maturité et une connaissance suffisantes des lois occultes de la nature et des énergies cosmiques pour ne pas empirer la condition de leurs adeptes. Tant que la profondeur et la source de l’être n’ont pas été découvertes en soi, il semble difficile de mettre quiconque sur les rails de la connaissance de soi authentique. Ces considérations évoquées n’enlèvent rien à la valeur des stages si ils sont ancrés dans la vérité de l’essence.
Cette peinture de l’ego n’est négative et pessimiste qu’en surface. Derrière l’ego, caché à son regard tout extériorisé, réside notre nature profonde d’essence divine qui nous pousse, à notre insu, à nous accomplir. Les décisions essentielles de notre existence, comme les ruptures avec le passé, proviennent de cette profondeur et non de l’ego qui par nature est conservateur, craintif et routinier. C’est là que les stages, évidemment s’ils sont authentiques, ont leur raison d’être. Comme nous l’avons vu, chacun de nous est une configuration unique de développement physique, vital et mental centré autour d’un ego (voir les n° 125 et 127 du 3ème Millénaire). En premier lieu, les stages doivent nous orienter vers la découverte du Soi qui est l’essence de la vie et de l’humanité toute entière. Sans ce contact direct avec l’essence, il ne peut y avoir de base solide pour une connaissance de soi intégrale. Une fois que le sentiment de séparation est surmonté dans l’Être éveillé, les différentes disciplines centrées sur le corps, sur le cœur, le mental (Karma, Bhakti, Jnana) répondent aux différents besoins de chaque individu. Mais il est essentiel dans les stages d’apprendre à discerner l’être et ses véhicules d’expression, l’âme et l’ego, Purusha-Prakriti. Par exemple, dans un stage de chant, de Mantra en groupe, l’ego peut soudainement se sentir soulevé par l’émotion du cœur et se fusionner dans l’Être qui unit tous les participants en un même corps.
En dernier lieu, la Vie est le gourou et conformément à notre nature, un choix se fait. Selon l’individualisation de leur conscience, certains profitent mieux dans leur développement de la dynamique du groupe et, inversement, d’autres apprennent mieux en solitaires tout en se sentant reliés subtilement avec le monde. Les possibilités sont infinies. Être à l’écoute profonde de soi-même est finalement ce qui est le plus sage, car c’est en sa propre nature que le gourou de la vie fait sa besogne alchimique de transformation.
[1] Yoga Bikhram se pratique dans une salle surchauffée, yoga Toumo dans la neige ou de l’eau glacée.
Publié par Dominique Schmidt dans la revue 3ème millénaire n°128, Juin 2018, « Du « bazar spirituel » à la connaissance de soi »