Publié par Dominique Schmidt dans le n°146 de la revue 3ème Millénaire de Décembre 2022, intitulé « Le non-savoir »
L’Ignorance, Cachette du Divin
La connaissance est comme un chemin sur le fil d’un rasoir à double tranchant, tout savoir conditionne nos actions et ainsi notre destin. La science, qui pour beaucoup est devenue la nouvelle religion, dans le sens qu’ils la suivent à la lettre sans la questionner, réduit tout au connu et transforme l’homme en machine, en clone programmé : croyant penser lui-même, il pense ce qu’on lui met dans le cerveau. Notre manière de penser nous délimite, à tel point que nous devenons ce que nous pensons. Un optimiste attire les expériences nécessaires à son épanouissement alors qu’un pessimiste bloque toute opportunité. Ainsi, la société n’est que le reflet de toutes les pensées que chacun projette dans l’environnement. Nos principes de vie conditionnent notre manière d’être et nos réponses aux provocations de l’existence. Un ami me dit un jour avoir appris d’un ‘maître’ qu’il n’existait pas, mais que seul l’autre, son prochain, existait ; pour lui cette connaissance ‘empruntée’, car elle n’avait pas grandi en lui, avait néanmoins suffi à chambouler sa perception du monde et le réduire à l’adage de son maître. Ainsi un disciple qui avait embrassé la connaissance que ‘tout est Un’ ne s’écarta pas au passage d’un éléphant !
Chaque individu, ayant sa vision personnelle de l’existence, créera en quelque sorte son propre univers. Même l’individu qui n’a pas de vision est assujetti au mode collectif ‘du vivre ensemble’ exhibé dans les médias, il vit passivement par la pensée du groupe. On pourrait dire qu’il y a autant de versions du monde qu’il y a d’individus. Pourtant, nous vivons dans un même monde. C’est le mystère de l’Un et du Multiple, de l’univers et de ce qui le peuple dans sa diversité infinie. La compréhension de la connaissance de l’Un et de l’ignorance causée par le Multiple est donc fondamentale quant à notre positionnement sur terre et notre mode d’existence. Pour le moment l’Un n’est qu’un concept ou n’a qu’une valeur pragmatique et l’ignorance, image des moi divisés et fragmentés, est la réalité effective responsable du désordre terrestre et de tous les antagonismes qui bloquent l’élan créatif de notre potentiel infini. On vit dans sa pensée personnelle, dans l’affirmation séparée de son moi et on est inconscient du Tout, qui est pourtant, dans une connaissance de soi approfondie, la totalité de nous-mêmes, notre être réel dont nous sommes une expression individualisée, comme le soleil et ses rayons lumineux. Nous sommes en fait l’Un et le Multiple en même temps, intelligence transcendante fonctionnant dans le temps et dans les formes de lui-même.
Les Upanishads, l’antique sagesse de l’Inde, développèrent la notion de la coexistence de l’Avidya et de la Vidya, c’est-à-dire de l’Ignorance et de la Connaissance. Ces principes, d’envergure cosmique, sont la clé du dynamisme créateur à l’œuvre dans la formation de notre monde. Notre mental personnel n’est qu’une particularisation du Mental cosmique, comme notre vie est un courant limité de la Vie cosmique infinie. En soi, notre mental est une ignorance qui se cherche, et c’est pourquoi il est poussé à la recherche de la connaissance, aux débuts dans les dédales de la multiplicité multiforme de la création d’où il est né, et ensuite dans la découverte de l’Un comme unité et essence de notre monde. La connaissance de l’Un, qui explique la diversité ou la rejette comme une illusion, est considérée comme la vraie connaissance (Vidya) et la connaissance du Multiple sans la connaissance de L’Un comme une Ignorance (Avidya). C’est ainsi que la connaissance et l’ignorance s’interpénètrent, ce qui explique pourquoi il y a tant de divergences de vue sur ce sujet. La science se concentre sur l’étude des phénomènes et le mystique explique les apparences à la lumière de l’Un. L’un étudie les processus de la nature et les propriétés des objets et de la matière, l’autre découvre l’être et l’essence derrière toute forme, toute existence. En fait, ces deux formes de connaissance de l’Être et de la Nature, dont l’Un et le Multiple sont les expressions, forment la trame de la vérité du monde et de nous-mêmes.
Une nouvelle science essaie de ‘relier’ ces deux aspects en apparence inconciliables. En effet, presque toutes les sagesses ultérieures au Véda et au Vedanta originel regardent le Multiple comme une grande ignorance, Maya, un voile qui cache la vérité de l’Un, l’unité indivisible du réel, seule vraie réalité. Pourtant, dissoudre le Multiple dans l’essence de l’Un ne répond pas au mystère de l’individualisation de l’Être dans toutes les formes que la Nature dévoile. Chacun de nous est une particularité et un dynamisme unique de la vie universelle. L’aspect a une importance capitale, il ne doit donc pas être réduit au tout, mais ‘l’exprimer’ selon son mode particulier, car le particulier est en fait l’Être qui s’est individualisé dans la forme tout en restant en lui-même à jamais universel et transcendant. Dans une vision élargie de la réalité, quand l’état d’ignorance est illuminé par la connaissance de l’unité immanente et l’ego surmonté, la diversité chaotique des éléments qui s’entrechoquent est transformée en harmonie et en la magnificence d’un feu d’artifice. C’est l’éveil du spirituel intégral.
« L’Ignorance est l’oubli volontaire du Moi et du Tout par la Nature, qui les tient à l’écart, à l’arrière-plan, afin de n’accomplir que ce qu’elle a à faire en quelque jeu extérieur de l’existence. » Sri Aurobindo, la Vie Divine
Dans le yoga intégral de Sri Aurobindo, l’Ignorance a une valeur particulière dans le dynamisme de l’évolution terrestre, elle est une involution de la Connaissance, et par ce fait, elle est prédéterminée à évoluer dans sa plénitude. Par la suite, cela l’ouvrira à ce qui la dépasse et elle deviendra le reflet lumineux de la divine lumière. La connaissance a donc deux formes, inférieure et supérieure, la connaissance du Multiple et la connaissance de l’Un. Dans une vision complète de la réalité, ces deux aspects sont incontournables et complémentaires, car ils suivent le mouvement même du processus de la Nature évolutive dans l’échelle de l’Être dans la marche créative du Temps. L’ignorance de l’Un, de l’unité fondamentale, ou son oubli apparent, permet la création d’ego emmurés dans leurs propres désirs exclusifs (la caverne de Platon) alors que sa connaissance éveille au moi spirituel unifié avec tout ce qui est. L’ego rudimentaire cache en son sein l’être spirituel ; une fois l’ego surmonté, cette nouvelle conscience œuvre pour l’avènement spirituel.
Quelle est donc la place de l’ignorance dans notre monde en gestation ? Pour le moment l’homme n’est pas encore sorti de la dualité où règne l’ignorance en laquelle tous les éléments qui constituent le tout, s’opposent les uns aux autres. Pour survivre dans leur unité séparée les ego s’affirment, ce qui crée le chaos dans le désordre de la domination. À ce niveau de conscience, nous sommes plus importants à nous-mêmes, l’Un est secondaire ou qu’une abstraction. C’est le mode vital des désirs et des besoins de l’ego qui détermine le fonctionnement collectif. Sans la découverte de L’Un, l’individu existe dans les remparts de la séparativité où règne en absolu l’ignorance. Il n’est encore qu’un animal pensant.
« Elles sont deux, cachées dans le secret de l’infini : la Connaissance et l’Ignorance ; mais périssable est l’ignorance, immortelle la Connaissance ; différent de l’une et de l’autre est Celui qui gouverne et la Connaissance et l’Ignorance. » Shvetâshvatara Upanishad
« La Nuit est née, et de la Nuit le mouvant océan de l’être et, sur l’océan, est né le Temps à qui est soumise toute créature douée de vision. » Rig-Véda
Émergeant de l’Inconscience première et de la subconscience, de cette nuit obscure où tout est indifférencié, l’affirmation de l’ego est l’effort suprême pour sortir de ce marasme léthargique, à la recherche d’une identité. C’est le premier mouvement de la Nature pour éveiller les consciences de leur torpeur. Dans le conflit inévitable à cette évolution dans l’opposition de la dualité, l’ego confiné aspire à la connaissance de l’Un et c’est dans la réalisation de cette unité divine que l’ego se transformera en un être spirituel qui ne vit plus pour lui-même, mais devient agent du tout.
« Deux sont les formes de Brahman, le Temps et l’Intemporel. » Maitrâyani Upanishad
La transcendance, l’intemporelle réalité, détient en son essence d’être les ‘Idées-Réelles’, les vérités-graines, en concentration inexprimée. C’est le rôle de la Nature, de la Conscience-Force, de les faire naître et évoluer dans le Temps, c’est-à-dire de mettre en forme progressivement tous les principes qui existent involués en gestation dans sa matrice. De la même manière, la créativité d’un artiste (le sans forme) se révèle dans ses œuvres (les formes). L’absolu intemporel et inconditionné n’est pas en soi un savoir, il ne peut être connu car il est essence indivisible, intelligence infinie, l’être du tout, par-delà le temps et l’espace. C’est pourquoi, pour l’atteindre, le sage abandonne son savoir et entre dans le Silence, seuil entre l’intemporel et le temporel, car l’absolu n’est pas composé comme nous le sommes de tous les agrégats que la Nature façonne de sa substance. Il est important de distinguer l’Être de la Nature, car c’est dans celle-ci que prend l’essor la connaissance de notre monde manifesté dans toutes les phases et variantes des modes de conscience physique, vital et mental. C’est par l’intermédiaire de la Nature que l’Être intemporel devient toutes les existences tout en restant Lui-même. Il est donc essentiel de découvrir la source de l’Être pour sortir du labyrinthe de la Nature, dans lequel notre propre nature pour le moment identifiée au corps nous emprisonne et limite notre expérience de la vie cosmique. Ainsi, ‘la connaissance’ du multiple fécondé par la Nature et ‘le non savoir’ de l’Être inconditionné doivent fonctionner en concordance. C’est un état d’être naturel de l’homme nouveau, où l’intelligence intemporelle de l’infini fonctionne librement dans l’ouverture de notre être fini temporel. Nul besoin de récuser l’un des deux termes.
« De même que nous sommes ignorants de notre moi intemporel, de notre moi supraconscient, de notre moi subliminal et de notre moi subconscient, de même sommes-nous ignorants de notre moi universel. La seule chose qui nous sauve, c’est que notre ignorance est animée d’un puissant élan qui tend irrésistiblement, éternellement, par la loi même de son être, vers la réalisation de la maîtrise de soi et de la connaissance de soi. Une ignorance aux multiples facettes s’efforçant de devenir une Connaissance qui embrasse tout, telle est la définition de la conscience de l’homme, être mental – (…) c’est une prise de conscience séparatrice et limitée des choses, aspirant à devenir une conscience et une Connaissance intégrales. » Sri Aurobindo, la Vie Divine
Le ‘mouvement’ vers la connaissance, qui commence dans l’Inconscience de la matière, se transmue dans les formes animées en ignorance, s’épanouit ensuite dans une connaissance partielle dans la conscience mentale de l’homme, pour aboutir inévitablement en l’individu accompli à la Connaissance de l’être, à la fusion dans son origine impensable. Ce mouvement de l’ignorance vers la connaissance, d’une connaissance partielle vers une connaissance complète qui culmine dans le Védânta, ‘la fin de la connaissance’, n’implique pas qu’il nous faille rejeter la connaissance relative des choses. Car là où l’on est, dans l’entendement propre à soi-même, à son propre niveau, incomparable, là est en fait l’expérience que nous devons vivre. C’est pourquoi la Gîta nous avertit qu’il est préférable de vivre selon sa compréhension que de suivre la sagesse d’un autre, qui deviendrait alors un obstacle dans le développement de sa propre nature. Un ami qui vivait à la lettre l’enseignement de Krishnamurti se moquait des individus pris dans la vie mondaine, mais le plus souvent, on apprend plus directement de la vie que de la répétition des mots des sages. L’enseignement de la vie peut être plus intense et authentique que celui limité à la conformité des vertus et des doctrines.
Ainsi, selon Sri Aurobindo, l’évolution est le mouvement inverse de l’involution, elle consiste à faire émerger les vérités-graines involuées. Dans l’atome, habitat ou substance de l’Être, se trouvent involués tous les états de conscience ou différents mondes (physique, vital, mental, surmental, supramental) qui devront émerger et évoluer dans le Temps, le mouvement créateur de la Nature. Dans ce double processus involutif-évolutif, ce qui me semble révélateur c’est que la Conscience pure devenue Inconscience, d’où émergeront toutes les formes de conscience, se révèle davantage à chaque degré d’élargissement de la conscience dans une gamme de la réalité toujours plus riche et approfondie. Mais ce qui retient mon attention, c’est que la conscience d’un chat, par exemple, quelle que soit son envergure, a sa joie propre, sa propre réalité incomparable. Dans notre marche vers la vérité absolue, n’oublions pas de vivre pleinement ce que l’on est ‘ici et maintenant’, car c’est là que se trouvent la véritable aventure et la joie d’être. Cependant, il ne faut pas stagner non plus trop longtemps dans le bonheur temporaire, car alors cesserait l’aventure infinie qu’est la vie. Nous ne faisons que camper sur terre, ne nous attachons pas trop aux choses.
Dans le tréfonds de l’atome gît la vie du Tout, de l’universalité et aussi de l’être essentiel. Ces principes éternels sont cachés derrière le mouvement de l’atome et l’influencent à son insu. À la surface, l’atome est mû dans l’obscurité de sa propre nature inconsciente, sans connaissance de la profondeur qui l’habite. En fait, c’est la Nature qui fonctionne en nous et gouverne nos gestes de surface, jusqu’à ce que nous soyons suffisamment conscients pour participer aux desseins de cette intelligence universelle. L’atome infailliblement poursuivra sa révolution à travers les millénaires de son devenir dans des permutations continuelles pour aboutir à l’état actuel de l’homme, et aller vers ce qui lui reste encore à devenir. La pression du devenir dans notre inconscient est énorme, car il est animé par la force dynamique de ces trois principes. Elle nous laisse sans répit jusqu’à ce nous devenions cette réalité profonde, c’est-à-dire l’être à la fois transcendent, universel et individuel.
« L’universel s’individualise et l’individuel s’universalise. » Ces deux principes sont la relation cachée de l’Être, moteur de notre intelligence personnelle, divisée dans l’ignorance, unifiée dans la connaissance.
Selon la maturité de l’individu et la marche de son évolution personnelle, il sera porté à explorer les nombreuses variantes de ses trois aspects : une tendance vers l’universel, vers le retour à la source intemporelle ou bien encore vers l’épanouissement dynamique de son individualité. La plupart d’entre nous ne sommes pas encore prêts à faire cette plongée dans les profondeurs ultimes et préférons vivre à la surface ou, comme ceux qui explorent le monde vital derrière notre monde physique, un plan au-dessus, ce qui explique le succès du retour à l’animisme. Ce plan de l’être comporte beaucoup de danger et le plus souvent nous confondons ce plan astral et ses pouvoirs, étudiés par l’occultisme et le chamanisme, avec le spirituel. Le plan mental (la pensée délibérée) a une tendance à être refoulé en faveur du plan vital (la pensée instinctive délimitée par l’assouvissement du désir) alors qu’il s’agirait de le développer bien davantage pour accéder au mental supérieur divin qui est en contact direct avec les vérités transcendantes. Pour le moment notre mental est limité au physique et au vital (la pensée quotidienne est liée à la nourriture, au sexe, aux distractions, à la recherche du plaisir et aux préoccupations), il est, dans une large mesure, déterminé par notre nature vitale-animale et n’est pas encore épanoui dans sa véritable nature d’intelligence d’envergure globale ou cosmique. Tous ces plans de l’être participent à l’évolution de la conscience et ont tous leur importance dans le devenir. Il n’y a pas de jugement de valeur, Brahman est autant présent dans le primitif que dans le sage. La tendance dominante déterminera le destin de chacun. Il ne faut pas oublier que rien n’est figé. On commence, selon notre nature actuelle, c’est-à-dire la configuration unique de notre développement physique-vital-émotionnel-intellectuel et spirituel, dans la concentration sur un aspect jusqu’au moment où la pression d’un autre aspect se fait sentir. Par exemple, le désir de se dissoudre dans l’être intemporel peut ensuite être suivi par celui de participer à la vie cosmique, et ensuite par le désir de parachever tout le potentiel de ces énergies cosmiques déployées en notre individualité devenue universelle.
Dans nos pérégrinations ascendantes la connaissance doit se joindre à la non-connaissance, car rester cantonné dans le refuge de ce que l’on sait nous empêche d’être disponible à ce que l’on ne sait pas. Pour Krishnamurti, apprendre ne peut se faire que dans la liberté de la non-connaissance où l’on parvient à ‘voir’ toute chose dans la fraicheur du premier moment. Autrement, nous dit-il, on ne fait que ‘reconnaître’, c’est-à-dire que le passé ombrage le présent et obscurcit notre perception de la vie inédite. Néanmoins il est possible d’adopter ce double mouvement en sa nature : être témoin et acteur en même temps, ce qui nous empêche d’être subjugués aussi bien par notre identité temporelle que par la connaissance acquise.
L’illumination de notre ignorance doit se faire dans un esprit d’aventure, car une vie spirituelle dénuée de la joie de la rencontre est bien ennuyeuse. Selon Sri Aurobindo, c’est pour la joie de la surprise, de la découverte, que la Suprême réalité, l’être infini et éternel, se serait multiplié dans les milliards d’étincelles d’êtres que nous sommes. C’est « le cycle de l’oubli de soi et de la découverte de soi pour la joie duquel l’esprit secret assume l’Ignorance dans la Nature. » Il se serait logé dans notre inconscience, afin que, perdus, nous le recherchions pour connaître la joie de le retrouver dans des formes de Lui-même toujours renouvelées dans le fleuve éternel du Temps. Le divin joue un jeu de cache-cache avec lui-même en nous-mêmes : c’est ce que la spiritualité de l’Inde appelle la Lîla.
Publié par Dominique Schmidt dans le n°146 de la revue 3ème Millénaire de Décembre 2022, intitulé « Le non-savoir »